En complément et pour m’excuser d’avoir surtout parlé d’une sorte de caricature de Popper, voici quelques passages de Conjectures et réfutation où celui-ci tient bien sûr compte du problème des hypothèses auxiliaires et répond aux difficultés que cela soulève pour son approche falsificationniste :
« Pour tester une théorie, il ne suffit pas d’en faire l’application ou de la mettre à l’épreuve, il faut l’appliquer à des cas très spéciaux : des cas où elle produise des résultats différents de ceux qui avaient été envisagés en l’absence de cette théorie ou à la lumière d’autres théories. En d’autres termes, nous nous efforçons de choisir, pour effectuer les tests, ces instances cruciales où nous pensons que la théorie échouera si elle n’est pas vraie. Il s’agit d’expériences « cruciales », au sens qu’à ce terme chez Bacon : elles signalent l’intersection de deux (ou de plusieurs) théories. En effet, affirmer qu’en l’absence de la théorie en question nous eussions attendu un autre résultat implique que cette anticipation était le résultat d’une autre théorie (éventuellement plus ancienne), quand bien même nous eussions été très peu conscients de l’existence d’un tel rapport. Cependant, tandis que Bacon estimait qu’une expérience cruciale est susceptible d’établir ou de vérifier une théorie, force nous est d’affirmer qu’elle ne peut, au mieux, que réfuter une théorie ou en montrer la fausseté. Il s’agit, en l’occurrence, d’une tentative de réfutation ; et si l’expérience ne réussit pas à réfuter la théorie en question – ou plutôt, si la théorie enregistre un succès par une prédiction inattendue – nous disons alors qu’elle se trouve corroborée par cette expérience (moins le résultat de l’expérience est attendu ou probable, meilleure est la corroboration).
On pourrait être tenté (à la suite de Duhem) d’objecter aux conceptions que nous venons de développer que dans tout test ne se trouve pas seulement impliquée la théorie soumise à investigation mais aussi tout le système formé par nos théories et nos hypothèses – ce qui, en réalité, représente d’une manière ou d’une autre la totalité de nos connaissances –, si bien que nous ne pouvons jamais savoir avec certitude quelle hypothèse, parmi l’ensemble, se trouve réfutée. Mais une telle critique scotomise le fait suivant : si nous considérons chacune des deux théories (entre lesquelles l’expérience cruciale doit trancher) en embrassant également le savoir constitué (background knowledge), comme il convient effectivement de faire, nous choisissons alors entre deux systèmes qui ne s’opposent que par les deux théories en jeu. Et cette critique omet de surcroît le fait que nous n’entendons pas réfuter la théorie prise en elle-même, mais la théorie associée au savoir constitué, alors que certains éléments de ce dernier risquent, pour peu que l’on parvienne à imaginer d’autres expériences cruciales, d’être rejetés ultérieurement puisque cet échec pourra leur être imputé (nous pouvons donc aller jusqu’à définir la théorie soumise à investigation comme la partie d’un système pour laquelle nous envisageons, fût-ce de manière encore informe, une autre solution, et cherchons des expériences cruciales). »
« Lorsqu’on se trouve engagé dans l’analyse critique fructueuse d’un problème, on tient souvent pour acquis, fût-ce de manière seulement inconsciente, ces deux éléments : l’acceptation par toutes les parties du commun objectif d’accéder à la vérité ou, tout du moins, de s’en approcher davantage, et l’existence d’une somme considérable de savoir constitué qu’elles ont en partage. Cela ne signifie pas qu’il faille voir là un point de départ obligé de toute discussion, ni que ces éléments soient en eux-mêmes a priori et ne puissent faire l’objet, à leur tour, d’un examen critique. Cela implique seulement que la critique ne procède jamais à partir de rien, même s’il est possible d’en contester l’un après l’autre les points de départ dans le cours de la discussion.
Or, si chacun de nos présupposés peut être mis en question, il est extrêmement malaisé de les contester tous à la fois. En conséquence, toute critique est nécessairement partielle (piecemeal) (contrairement à la doctrine holiste de Duhem et de Quine) ; et ce n’est là qu’une autre manière d’affirmer que la première maxime à suivre, pour tout examen critique, est de s’en tenir au problème étudié, de le subdiviser, si faire se peut, et de veiller à ne résoudre qu’un seul problème à la fois, bien qu’on puisse évidemment toujours passer à un problème subsidiaire ou substituer au problème initial un autre qui soit plus satisfaisant.
Lorsque nous étudions un problème, nous admettons toujours (fût-ce à titre provisoire) toutes sortes de choses comme non problématiques : celles-ci constituent alors, pour l’examen du problème en question, ce que j’appelle le savoir acquis (background knowledge). Rares seront les éléments de ce savoir qui nous apparaîtront, dans tous les contextes, absolument non problématiques, et n’importe laquelle de ses parties risque, à tout moment, d’être mise en question, tout particulièrement si nous soupçonnons que certaines de nos difficultés tiennent au fait que nous y avons souscrit sans critique. Néanmoins, la majeure partie de cet immense savoir constitué auquel nous nous référons constamment dans toute discussion de type courant ne pourra naturellement pas, pour des raisons d’ordre pratique, être mise en question ; en outre, une tentative mal inspirée qui consisterait à tout mettre en question – donc à faire table rase – pourra aisément entraîner la faillite de la discussion critique envisagée (car s’il nous fallait partir du point dont Adam lui-même est parti, je ne vois pas par quelle raison nous nous trouverions plus avancés que lui en fin de parcours). »
Karl Popper, Conjectures et réfutations, trad. de Launay, Payot, 2006.
Voici également un passage de la présentation que Chalmers donne de Popper dans son excellent livre d’introduction à l’épistémologie Qu’est-ce que la science ? :
« Les thèses falsificationnistes souffrent du fait que les énoncés d’observation dépendent d’une théorie et sont faillibles. (…) Tous les énoncés d’observation sont faillibles. Par conséquent, si un énoncé universel ou une série d’énoncés universels constituant une théorie ou une partie d’une théorie entre en conflit avec un énoncé d’observation, il est possible que ce soit l’énoncé d’observation qui soit fautif. La logique n’impose pas de rejeter systématiquement la théorie en cas de conflit avec l’observation. On peut rejeter un énoncé d’observation faillible, tout en maintenant la théorie faillible avec laquelle il entre en conflit. C’est précisément ce qui s’est produit lorsque l’on a retenu la théorie de Copernic tout en rejetant un fait incompatible avec la théorie que l’on avait observé à l’œil nu, à savoir que la taille de Vénus ne change pas de façon significative au cours de l’année. (…) On ne peut éliminer la possibilité que de nouvelles avancées théoriques révèlent des inadéquations dans un énoncé, aussi solidement ancré sur l’observation puisse-t-il paraître. En bref, il n’existe donc pas de falsifications concluantes.
Popper était déjà conscient du problème (…) à l’époque où il publia la première version allemande de son livre La Logique de la découverte scientifique. Dans le chapitre V de ce livre, intitulé « Le problème de la base empirique », il exposait une conception de l’observation et des énoncés d’observation qui prenait en compte le fait que les énoncés d’observation infaillibles ne sont pas donnés directement par nos perceptions sensorielles. (…)
La position de Popper met en relief la distinction importante que l’on peut faire entre les énoncés d’observation publics d’une part et les expériences de perception privées de chaque observateur de l’autre. Ces dernières sont dans un certain sens « données » aux individus dans l’acte d’observer, mais il n’y a pas de passage direct de ces expériences privées (qui dépendent de facteurs particuliers à chaque observateur individuel, ses attentes, son savoir préalable, etc.) à un énoncé d’observation qui vise à décrire la situation observée. Un énoncé d’observation, exprimé en termes « publics », pourra être soumis à des tests qui en permettront la modification et le rejet. Des observateurs, pris individuellement, peuvent accepter ou refuser un énoncé d’observation particulier. Leur décision en la matière sera motivée en partie par des expériences perceptives adaptées, mais aucune expérience perceptive vécue par un individu ne suffira à établir la validité d’un énoncé d’observation. Un observateur peut être conduit à accepter un énoncé d’observation sur la base d’une perception, énoncé qui pourtant pourra se révéler faux.
Voici quelques exemples qui l’illustrent. « Les lunes de Jupiter sont visibles au moyen d’un télescope » et « les étoiles sont carrées et vivement colorées » sont des énoncés d’observation publiquement reconnus. Le premier peut être attribué à Galilée ou à l’un de ses partisans, et le second se trouve dans les carnets de Kepler. Ces deux énoncés sont publics, au sens où ils peuvent être soutenus et critiqués par toute personne qui en a l’opportunité. La décision des galiléens de défendre le premier était motivée par les expériences de perception qui accompagnaient leurs observations de Jupiter au télescope, et la décision de Kepler de consigner le second était de la même façon fondée sur ses expériences de perception quand il pointait un télescope vers le ciel. Ces deux énoncés d’observation peuvent être soumis à des tests. Les adversaires de Galilée ont mis l’accent sur le fait que ce que Galilée interpréta comme des lunes était en réalité des aberrations imputables au fonctionnement du télescope. Galilée défendit la visibilité des lunes de Jupiter en affirmant que, si les lunes étaient des illusions, alors on devrait en voir apparaître également au voisinage d’autres planètes. Le débat public continua, et, dans ce cas particulier, l’amélioration des télescopes et le développement de la théorie optique aidant, l’énoncé d’observation portant sur les lunes de Jupiter survécut à ses détracteurs. La majorité des scientifiques finit par accepter cet énoncé. Au contraire, l’énoncé de Kepler portant sur la forme et la couleur des étoiles ne survécut pas à la critique et aux tests. Il ne tarda pas à être rejeté.
L’essence de la position de Popper sur les énoncés d’observation est que leur acceptabilité se jauge à leur capacité à survivre aux tests. (…)
Du point de vue poppérien, les énoncés d’observation qui forment la base sur laquelle on peut évaluer le mérite d’une théorie scientifique sont eux-mêmes faillibles. Popper met ce point en relief avec une métaphore frappante :
« La base empirique de la science ne comporte donc rien d’ »absolu ». La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée » et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. »
Mais ce qui affaiblit le point de vue falsificationniste tient précisément au fait que les énoncés d’observation sont faillibles et que leur acceptation ne peut avoir lieu qu’à titre d’essai et qu’elle est sujette à révision. Les théories ne peuvent être falsifiées de façon convaincante parce que les énoncés d’observation qui forment la base de la falsification peuvent eux-mêmes se révéler faux à la lumière de développements ultérieurs. Le savoir disponible au temps de Copernic n’a pas permis de critiquer légitimement l’observation de la stabilité des dimensions apparentes de Mars et Vénus, de sorte que l’on aurait pu estimer que la théorie de Copernic, prise à la lettre, était falsifiée par l’observation. Cent ans plus tard, les nouveaux développements de l’optique auraient dû annuler la falsification.
Il ne peut y avoir de falsifications convaincantes en raison de l’absence de la base observationnelle parfaitement sûre dont elles dépendent. »
Alan Chalmers, Qu’est-ce que la science ? (Livre de poche, 1987), pp. 107-112
Aujourd’hui, on parle d’un argument frappant de Michael Huemer : l’incertitude méta-éthique mène-t-elle au réalisme moral ? Si vous voulez le lire dans le texte, c’est ici.
Réponse en vidéo à quelques objections beaucoup soulevées contre la vidéo précédente.
1:04 – La visée générale de l’argument
2:22 – Objection 1 : « Les thèse morales ne sont ni vraies ni fausses (ou sont totalement subjectives) ». Incertitudes méta-éthiques
4:18 – Objection 2 : « Il n’y a pas de sens à parler de probabilité pour des thèses morales ». Sur le sens des probabilités épistémiques
6:01 – Objection 3 : « L’espérance, c’est n’importe quoi ». (Et pourquoi le cas des traitements A et B est bien équivalent à un cas de probabilités épistémiques.)
7:30 – Objection 4 : « Il y a une probabilité non-nulle qu’en marchant sur des cailloux on leur cause une souffrance infinie » ou « C’est comme le pari de Pascal ».
10:50 – Objection 5 : « Et si on diluait la thèse de Singer ? » Sur des variantes de l’argument reposant plutôt sur une proportionnalité entre souffrance humaine et animale
12:21 – Objection 6 : « Et la prédation animale ? Et la souffrance des plantes ? » Sur le coût d’éviter le préjudice moral éventuel
14:19 – Reformulation de l’argument
15:46 – Outro. Petit retour sur la thèse de Singer.
« Philosophy is solved ! » par Existential Comics.
Aujourd’hui, on va parler de morale, de probabilité, d’animaux, et d’un argument frappant de Michael Huemer.
Ce dont j’ai tiré l’argument de la vidéo se trouve à partir de la page 11 du premier dialogue de Huemer sur l’éthique animale : Jour 1 ; Jour 2 ; Jour 3 ; Jour 4
Pour la rencontre avec Peter Singer sur l’altruisme efficace le 6 septembre, l’inscription se passe ici.
Voici aussi un fameux article de Peter Singer sur un sujet proche de l’altruisme efficace, l’argument de la Bugatti.
Voici le commentaire épinglé de la vidéo, qui a fini par être aussi long que la vidéo et contient pas mal de précisions utiles :
L’objection qui revient le plus souvent consiste à associer l’argument au pari de Pascal, ou à présenter une théorie arbitraire et farfelues mais qui, si elle était vraie, impliquerait un énorme préjudice moral.
Deux remarques à ce sujet. Si vous me proposez une théorie arbitraire A de ce genre, je veux bien vous accorder que A a une probabilité non nulle, mais :
(1) Considérez la théorie anti-A qui est exactement la même que A, sauf qu’à la place d’un grand préjudice moral on imagine plutôt un énorme bénéfice moral (typiquement, si votre théorie consiste à parler de la souffrance des cailloux, imaginez la théorie qui consiste à faire valoir que marcher sur les cailloux leur procure un immense bonheur) ; a-t-on quelque raison de penser que la probabilité de A soit très supérieure à la probabilité d’anti-A ? Du coup, pourquoi ces probabilités devraient nous faire pencher vers A ? Notez bien qu’il n’en va pas de même pour les théories sur la souffrance animale : même si vous n’attribuez qu’une probabilité faible à la thèse Singer, la thèse « anti-Singer » (la souffrance infligée à un animal est moralement bonne, c’est un devoir de faire souffrir les animaux autant que possible) vous paraîtra sûrement beaucoup, beaucoup, beaucoup moins probable encore. (Si ce n’est pas le cas, très bien, mais c’est au prix de cette position assez étrange que vous pouvez rester sur votre position.)
(2) Ces théories arbitraires peuvent vous paraître beaucoup, beaucoup, beaucoup moins probables que les thèses crédibles qui sont réellement discutées en philosophie. (Encore une fois, si ce n’est pas le cas, très bien, mais c’est à ce prix que vous pouvez rester sur votre position, et ce prix me paraît élevé au sens cela revient à estimer bien davantage votre propre intelligence pour juger de ces choses que l’intelligence d’une communauté de chercheurs qui travaillent sur ces questions.)
Voilà pourquoi il me semble que l’on peut négliger ces thèses arbitraires et se concentrer sur les thèses un minimum sérieuses et crédibles. Et c’est un point important : il y a beaucoup de thèses sérieuses selon lesquelles la souffrance animale a une valeur morale importante et doit être évitée (et toutes ces thèses ne sont pas utilitaristes, donc l’argument ne repose pas spécialement sur l’utilitarisme en fait, cf. ma note vers 11:18 ), mais il n’y a dans le champ philosophique, à ma connaissance, aucune thèse sérieuse soutenant à l’inverse que la souffrance animale est réellement bonne et doit être poursuivie : le mieux qui soit rationnellement défendu, c’est que c’est totalement neutre ou négligeable. Et du coup, même une grande probabilité envers ces thèses selon laquelle la souffrance animale serait neutre ou négligeable ne peut pas contrebalancer l’importance de la probabilité, même assez mince, des thèses selon laquelle la souffrance animale a une importance morale et doit être évitée.
EDIT : petit ajout sur une autre objection qui revient souvent. Si vous êtes relativiste ou nihiliste, vous aurez peut-être envie de répondre 100% : bah oui, s’il n’y a ni bien ni mal, ou si aucun énoncé concernant le bien et le mal n’est vrai, le problème disparaît, très bien. Mais le problème est le suivant : tout ce que vous pouvez dire c’est que SI votre thèse relativiste est correcte, ALORS vous pouvez être sûr à 100% que Singer a tort. Mais à quel point êtes-vous sûr que cette thèse est correcte ? De fait, elle est très très débattue, rejeté par une large part des chercheurs qui travaillent sur ces questions, et même ceux qui l’acceptent ne l’acceptent pas avec ce degré de certitude absolue. Il paraîtrait donc extraordinairement irrationnel de lui attribuer une certitude de 100% (comme il est irrationnel d’attribuer 100% de certitude à presque n’importe quoi d’autre, en fait, mais plus encore ici en ceci que c’est une thèse vraiment très débattue et souvent rejetée sur une base rationnelle, donc, même sans connaître le détail des débats, cela devrait vous sembler au moins un peu incertain) ; et dès lors que vous attribuez une probabilité non négligeable au fait que cette votre thèse relativiste n’est pas correcte, vous pouvez enchaîner sur la suite de l’argument présenté dans la vidéo. (Au demeurant, je vais beaucoup développer ce point dans la prochaine vidéo.)
EDIT 2 : Un point important à considérer aussi est le coût d’éviter le préjudice moral dont on envisage la probabilité. Si vous supposez que, si la théorie A est vrai, alors un certain préjudice moral énorme est causé, mais qu’il est en fait extrêmement coûteux pour nous voire impossible d’éviter ce préjudice, le cas est très différent de celui des animaux : le préjudice pourrait, sans coût énorme pour nous, être drastiquement diminué. (Disons simplement qu’on réduise d’une certaine mesure notre consommation de viande : cela ne représente certainement pas un coût impossible ni très grand, mais cela constituerait une réduction très importante de l’éventuel préjudice moral causé.)
Voilà aussi pourquoi comparer cela au cas des antivax qui veulent interdire les vaccins parce qu’ils ne sont pas sûr à 100% ne tient pas. C’est oublier que le bénéfice des vaccins est énorme : ainsi le coût pour éviter le préjudice moral que pourrait éventuellement causer les vaccins implique un préjudice moral bien plus énorme, celui d’exposer une population à un tas de maladies affreuses.
EDIT 3 : Il n’est certes pas toujours pertinent de considérer l’espérance, mais dans des cas où on ne parle pas de probabilité infinitésimale ni de gain infini, c’est souvent pertinent pour se faire une idée. Dans le cas du traitement A / traitement B, par exemple, cela paraissait pertinent (je n’ai vu personne me le nier). Notez par ailleurs (car c’est une objection que j’ai vu aussi de temps en temps que je mélange les « types » de probabilité) que j’aurais pu présenter les choses sous forme de probabilité épistémique : disons que l’effet des traitements n’est pas aléatoire mais que je suis incertain de leur effet, et étant donné les infos dont je dispose j’ai 99% de raison de penser que le traitement A soignera 100 millions, et 1% de raison de penser que tout le monde en mourra ; tandis que je suis quasi-sûr à 100% (disons 99,999999999%) que le traitement B soignera tout le monde sauf 10 personne et causera quelques désagréments mineurs à d’autres. (Ce sont bien des probabilités épistémiques maintenant, et le problème reste exactement le même.) De là, si vous êtes d’accord pour considérer que B est préférable, peu importe la méthode que vous utilisez par arriver à cette conclusion (calcul de l’espérance, ou autre), utilisez la même analyse pour le cas de la probabilité d’1% que la souffrance des animaux ait une importance morale.
EDIT 4 : Il aurait été plus convaincant, peut-être, de présenter une série de variation où, au lieu de considérer la thèse de Singer « pure », je considère une version « diluée ». Considérez par exemple la thèse : « La souffrance animale (des poulets, cochons, vaches) importe moralement 1000 fois moins que la même quantité de souffrance infligée à des êtres humains » ; cette thèse semblera sans doute plus facile à accepter. En reprenant les mêmes valeurs que dans la vidéo, on arriverait à la conclusion qu’il faut rejeter cette thèse avec un degré de probabilité de l’ordre de 99,99% pour que la souffrance infligée aux animaux chaque année ne représente qu’un massacre de 5000 personnes. Etc. pour d’autres variantes.
EDIT 5 : En somme, pour présenter mon point de façon un peu différente et plus synthétique : pouvez-vous présenter une théorie morale A telle que (1) si A est correcte un colossal préjudice moral a lieu ; (2) ce préjudice moral pourrait être largement évité sans que cela représente un coût important pour nous ni que cela cause un autre préjudice moral au moins comparable ; (3) cette théorie A présente un minimum de justification et de crédibilité a priori (et un bon signe de ça est qu’elle soit effectivement discutée dans le champ philosophique aujourd’hui) ; (4) des théories « anti-A » (semblable à A à ceci près que ce serait au contraire un bénéfice moral plutôt qu’un préjudice moral qui a lieu) nous paraissent beaucoup, beaucoup moins probables que A (et un bon signe de ça est que de telle théories ne trouvent aucun défenseurs).
S’il y a une telle théorie A, alors même sans donner une crédence forte à A, nous devrions éviter le préjudice moral éventuel qu’envisage la théorie A. Et je pense que les thèses en éthique animale (pas seulement celle de Singer d’ailleurs) satisfont ces critères. Voilà !
Aujourd’hui, je reprends quelques points de ma vidéo sur la mort et l’arrêt du vieillissement et je réponds à quelques objections, et ça va me prendre un peu de temps… Pour vous y retrouver, voici un petit sommaire :
1:50 – Pourquoi beaucoup d’objections à la lutte contre la sénescence ont pour conséquence de délégitimer la recherche médicale en général
3:50 – Pourquoi, si l’on admet la légitimité de la recherche médicale en général, il semble qu’il faille légitimer aussi la lutte contre la sénescence
4:59 – Quelques expériences de pensée supplémentaires
7:23 – Faut-il parler d’immortalité ? Non.
9:26 – L’incertitude radicale quant à ce que sera le monde dans 300 ans
11:47 – Toutes choses égales par ailleurs, la sénescence n’est pas souhaitable… mais toutes choses sont-elles égales par ailleurs ?
13:39 : SURPOPULATION (début)
15:02 : La fécondité est le facteur important, pas l’espérance de vie
16:46 : Quel serait l’impact effectif sur la croissance de la population de la disparition totale et immédiate de la vieillesse ?
20:33 – Conclusion sur la surpopulation
21:13 – Argument « adaptationniste » biologique
22:43 – Argument du risque de « surplace intellectuel »
23:41 – Argument des inégalités
27:02 – Comment répondre à beaucoup d’objection : peser les bénéfices et les risques
28:15 – Pourquoi entreprendre de lutter contre la sénescence pourrait augmenter la rationalité de nos prises de décision vis-à-vis de l’avenir
Aujourd’hui, c’est le 1er avril, jour des menteurs, et du coup parlons du paradoxe du menteur ! Pourquoi dire que l’on est en train de ne pas dire la vérité pose problème…
Ce sera l’occasion de parler d’un des plus grands logiciens du 20e siècle, Alfred Tarski, et de ses travaux sur la vérité ; et aussi d’un des résultats les plus importants en logique mathématique : le théorème d’incomplétude de Gödel. Et quand on croise Tarski et le théorème d’incomplétude, on obtient le théorème d’indéfinissabilité de Tarski. Et c’est chouette, si, si.
Le « Diagonalization lemma » (je ne l’écrit pas en français car il ne semble pas qu’il soit d’usage de s’y référer ainsi, et cela pourrait créer une confusion avec l’argument de la diagonale de Cantor) est une étape cruciale dans la preuve de Gödel pour montrer en quoi son codage permet de construire des formules auto-référentielles. Vous trouverez la preuve de ce lemme sur Wikipedia ou sur la Stanford Encyclopedia of philosophy, mais la plus claire explication que j’en ai lue se trouve dans un bref papier de Richard Heck dénué de tout symbole logique ; je ne saurais trop vous en recommander la lecture si vous voulez vraiment comprendre ce lemme.
L’exposition du lemme dans ce papier est informelle (au sens où elle s’applique à un langage naturel plutôt qu’à un langage formel) mais elle n’en est pas moins parfaitement rigoureuse sur le plan logique, et cela permet de comprendre bien plus aisément ce qu’exprime ce lemme. Cela permet aussi de comprendre qu’en fin de compte ce lemme n’a rien de proprement arithmétique ; il s’applique à toute théorie satisfaisant ces deux conditions : (1) qu’il y ait dans le langage de la théorie un système permettant à des expressions du langage de référer à des formules du langage ; (2) que l’on puisse exprimer des opérations syntaxiques de substitution dans les formules de ce langage. (Dans le cas de l’arithmétique, (1) est rendu possible par le codage de Gödel et (2) par la quantification.) Le théorème de Tarski dérivant seulement de ce lemme, il est valable pour tout langage satisfaisant (1) et (2) ; donc c’est un résultat plus général que s’il valait seulement pour les systèmes formalisant l’arithmétique.
En complément un peu plus littéraire, voici un très court conte de Voltaire que je trouve assez savoureux et qui traite, me semble-t-il, un sujet assez voisin. Cela date de 1759 et s’intitule Histoire d’un bon Bramin.
Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit, et très-savant ; de plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était très-bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.
Le bramin me dit un jour : « Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi. Il me répondit : « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j’enseigne les autres, et j’ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation et de dégoût que la vie m’est insupportable ; je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai nulle idée de l’éternité ; je suis composé de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains. Non-seulement le principe de ma pensée m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est également caché : je ne sais pourquoi j’existe ; cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n’ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.
« C’est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels. Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance. Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres. Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j’éprouve. Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches je ne sais ni d’où je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. »
L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.
Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :« N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux, dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ? — Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. »
Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis. « Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser ; car enfin de quoi s’agit-il ? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. » Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content. De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.
Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très-insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s’expliquer ? comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.
Il y a là de quoi parler beaucoup, en effet ! Mais ayant assez parlé dans la vidéo, je vais me taire…
La vidéo de Lê à laquelle je participe : c’est par ici !
Toutes ces expériences de pensées sont dérivées du fameux dilemme du tramway décrit pour la première fois par Philippa Foot en 1967 et qui a inspiré des dizaines de variantes et des centaines d’articles ! (Je me suis plus particulièrement inspiré de la variante « du chirurgien » introduite par Judith Jarvis Thomson, la même à qui l’on doit l’argument du violoniste.) Les discussions sur ces dilemmes et leurs subtiles variations sont complexes et passionnantes, et j’en parlerai sans doute lorsque je ferai une suite à cet épisode.
Voici justement la suite !
Et voici le nouveau questionnaire amélioré ! (L’ancien questionnaire est ici, pour ceux qui veulent consulter les résultats.)
Enjoy !
Petite remarque supplémentaire : il serait intéressant déjà d’ajouter l’idée de consentement. Disons que vous savez que le patient 0 de se sacrifier. (Par exemple parce qu’il est membre de l’AEVACSVBAFPD, l’Association des Égoïstes qui ne Veulent en Aucun Cas Sacrifier leur Vie pour le Bien d’Autrui, Faut Pas Déconner. Ou parce que vous pouvez le lire dans son cerveau. Peu importe la raison : l’important c’est que maintenant vous êtes certain qu’il ne consent pas au sacrifice que vous allez le forcer à faire.)
Cela change-t-il les choses dans vos réponses ?
Je préfère imaginer des situations où vous n’avez aucun moyen de savoir si le patient 0 consent ou non à ce qu’on lui fait, sans quoi j’ai l’impression que cela permet assez facilement d’éviter de porter un jugement moral sur la situation, de vous « laver les mains ». Vous serez tenté de vous dire assez vite : « Ce n’est pas à moi de prendre la décision, c’est au patient 0 ; il refuse de se sacrifier, donc c’est lui, pas moi, qui condamne les patients 1 à 5. » C’est confortable.
Ceci dit, choisir de tenir compte du non-consentement du patient 0 est un choix moral en lui-même ; on ne le fera pas systématiquement ; en particulier, je pense que peu d’entre vous le feraient pour les premières versions du scénario…
Pour finir (provisoirement), voici quelques extraits de notre podcast Axiome où Lê et moi revenons sur ces expériences de pensée :
Aujourd’hui on parle d’un des arguments les plus frappants de l’histoire de la pensée économique : la théorie des avantages comparatifs. Mais comme je ne veux pas vraiment vous faire un cours d’économie, je ne vais pas la jouer à la Ricardo en parlant de commerce de draps et de vins entre le Portugal et l’Angleterre, mais plus simplement d’échanges entre individus, et au fond c’est tout aussi intéressant et ça me paraît même plus frappant encore à ce niveau ! Notez que je ne présente pas ces concepts d’avantages comparatif et de coût d’opportunité de façon rigoureuse mais j’espère que ça vous donnera envie d’aller voir plus loin car l’économie, tout de même, c’est passionnant !
Une vidéo sur les avantages comparatifs et les coûts d’opportunité (en anglais, sous-titres français disponibles) : « Comparative Advantage » (Marginal Revolution University)
Allez voir les super chaînes francophone de vulgarisation sur l’économie :
Stupid Economics pour plein de sujets cools traités de façon cool sur l’économie en général !
Heu?reka sur l’économie en général et la finance en particulier, avec des explications souvent assez détaillée !