David Hume | Une affirmation extraordinaire requiert PLUS que des preuves extraordinaires – Dixit #3

 

 

Sur l’induction qui n’est qu’une affaire d’accoutumance (d’habitude) et non de rationalité, voici quelques pages de l’Enquête sur l’entendement humain :

« Supposez que quelqu’un, fut-il doué de facultés de raison et de réflexion les plus fortes, soit soudain amené dans ce monde ; il observerait certainement immédiatement une succession continuelle d’objets, un événement suivant un autre événement ; mais il ne serait pas capable d’aller plus loin et de découvrir autre chose. D’abord, il ne serait pas capable, par un raisonnement, de parvenir à l’idée de cause et d’effet, car les pouvoirs particuliers, par lesquels toutes les opérations naturelles sont accomplies, n’apparaissent jamais aux sens. Il n’est pas raisonnable de conclure, simplement parce qu’un événement, dans un cas, en a précédé un autre, que, par conséquent, l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. Il peut ne pas y avoir de raison d’inférer l’existence de l’un de l’apparition de l’autre. En un mot, une telle personne, sans plus d’expérience, ne pourra jamais faire de conjectures ou de raisonnement concernant une chose de fait, ou être assurée de quelque chose au-delà ce de ce qui est immédiatement présent à sa mémoire ou à ses sens.

800px-Painting_of_David_Hume.jpgSupposez encore que cet homme ait acquis plus d’expérience et qu’il ait vécu assez longtemps dans le monde pour avoir observé que des objets familiers ou des événements sont constamment joints ensemble. Quelle est la conséquence de cette expérience ? Il infère immédiatement l’existence de l’un des objets de l’apparition de l’autre. Pourtant, par toute son expérience, il n’a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l’un des objets est produit par l’autre ; et ce n’est par aucun processus de raisonnement qu’il est engagé à tirer cette inférence. Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer ; et, serait-il convaincu que son entendement n’a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion.

Ce principe est l’accoutumance, l’habitude. Car chaque fois que la répétition d’un acte particulier ou d’une opération particulière produit un penchant à renouveler le même acte ou la même opération, sans que l’on soit mu par aucun raisonnement ou opération de l’entendement, nous disons toujours que ce penchant est l’effet de l’accoutumance. En employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la raison ultime d’un tel penchant. Nous indiquons seulement un principe de la nature humaine qui est universellement reconnu et qui est bien connu par ses effets. Nous ne pouvons peut-être pas pousser nos recherches plus loin et prétendre donner la cause de cette cause, mais nous devons nous en contenter comme de l’ultime principe que nous puissions assigner à toutes nos conclusions venant de l’expérience. […]

L’accoutumance est donc le grand guide de la vie humaine. C’est ce principe seul qui nous rend l’expérience utile, et nous fait attendre, dans le futur, une suite d’événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l’influence de l’accoutumance, nous serions totalement ignorants de toute chose de fait au-delà de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. […]

Il y a donc ici une sorte d’harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées ; et bien que les pouvoirs et les forces par lesquels ce cours est gouverné nous soient totalement inconnus, pourtant nos pensées et nos conceptions ont toujours marché, trouvons-nous, au même train que les autres ouvrages de la nature. L’accoutumance est le principe par lequel cette correspondance a été effectuée […]

[…] Comme la nature nous a appris l’usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs par lesquels ils sont mus, de même elle a implanté en nous un instinct qui porte la pensée en avant, dans un cours qui correspond à celui qu’elle a établi entre les objets extérieurs, bien que nous soyons ignorants de ces pouvoirs et de ces forces dont dépendent totalement ce cours régulier et cette succession des objets. »

Hume, Enquête sur l’entendement humain, Section 5, Traduction Philippe Folliot, UQAC © 2002, p. 40-41, 43-44, 49-50.

 

Ma référence à Hume préférant jouer au tric-trac que se complaire dans le doute sceptique est liée à ce fameux passage du Traité de la nature humaine, qui est pour beaucoup dans la sympathie que m’inspire ce philosophe…

« Où suis-je ? et que suis-je ? De quelles causes tiré-je mon existence et à quelles conditions retournerai-je ? Quel est l’être dont je dois briguer la faveur, et celui dont je dois craindre la colère ? Quels êtres m’entourent ? Sur qui ai-je une influence, et qui en exerce une sur moi ? Toutes ces questions me confondent et je commence à me trouver dans la condition la plus déplorable qu’on puisse imaginer, enveloppé de l’obscurité la plus profonde et absolument privé de l’usage de tout membre et de toute faculté. Très heureusement il se produit que, puisque la raison est incapable de chasser ces nuages, la Nature elle-même suffit à y parvenir ; elle me guérit de cette mélancolie philosophique et de ce délire soit par relâchement de la tendance de l’esprit, soit par quelque divertissement et par une vive impression sensible qui effacent toutes ces chimères. Je dîne, je joue au tric-trac, je parle et je me réjouis avec mes amis ; et si, après trois ou quatre heures d’amusement, je voulais revenir à mes spéculations, celles-ci me paraîtraient si froides, si forcées et si ridicules que je ne pourrais trouver le cœur d’y pénétrer tant soit peu. Alors donc je me trouve absolument et nécessairement déterminé à vivre, à parler et à agir comme les autres hommes dans les affaires courantes de la vie…

facsi3.jpgSi je lutte contre mon inclination, j’aurai une bonne raison pour lui résister : et je ne serai plus entraîné à errer à travers des solitudes désolées et de rudes passages, comme j’en ai rencontré jusqu’ici. Tels sont mes sentiments de mélancolie et d’indolence : et certes je dois avouer que la philosophie n’a rien à lui opposer : elle attend la victoire plus du retour d’une disposition sérieuse et bien inspirée que de la force de la raison et de la conviction. Au moment donc où je suis las du divertissement et de la compagnie et que je me laisse aller à rêver dans ma chambre ou au cours d’une promenade solitaire au bord de l’eau, je sens mon esprit tout ramassé sur lui-même et je suis naturellement incliné à porter mes vues sur tous ces sujets sur lesquels j’ai rencontré tant de discussions au cours de mes lectures et de mes conversations. (…) Je sens naître en moi l’ambition de contribuer à l’instruction de l’humanité et d’acquérir un nom par mes inventions et découvertes. Ces sentiments surgissent naturellement dans ma disposition présente ; et, si je tentais de les bannir en m’attachant à quelque autre occupation ou à quelque divertissement, je sens que j’y perdrais en plaisir ; telle est l’origine de ma philosophie. »

Hume, Traité de la nature humaine, trad. Leroy, Aubier, 1946, p.361.

 

Enfin, voici les passages du chapitre sur les miracles dans l’Enquête sur l’entendement humain :

« Nous hésitons fréquemment devant les récits des autres hommes. Nous mettons en balance les circonstances opposées qui causent un doute ou une incertitude, et quand nous découvrons une supériorité d’un côté, nous penchons vers lui, mais pourtant avec une assurance diminuée en proportion de la force du côté opposé.

(…) Supposez, par exemple, que le fait que le témoignage essaie d’établir participe de l’extraordinaire et du merveilleux ; dans ce cas, l’évidence qui résulte du témoignage admet une diminution plus ou moins grande en proportion de ce que le fait est plus ou moins inhabituel. La raison qui nous fait accorder du crédit aux témoins et aux historiens ne se tire pas d’une connexion perçue a priori entre le témoignage et la réalité ; elle vient de ce que nous sommes accoutumés à trouver de la conformité entre eux. Mais quand le fait attesté est tel qu’il est rarement tombé sous notre observation, il se produit alors une lutte entre deux expériences contraires ; l’une d’elles détruit l’autre dans la mesure de sa force, et l’expérience supérieure peut seulement opérer sur l’esprit par son surcroît de force. C’est exactement ce même principe de l’expérience qui nous donne un certain degré d’assurance en l’attestation des témoins et qui nous donne aussi, dans ce cas, un autre degré d’assurance contre le fait qu’essaient d’établir les témoins ; cette contradiction engendre nécessairement un balancement et une destruction mutuelle de croyance et d’autorité.

Je ne croirais pas une telle histoire, même si Caton me la racontait, c’était une maxime proverbiale à Rome, même du vivant de ce patriote philosophe[1]. L’incrédibilité d’un fait pouvait, accordait-on, invalider une autorité aussi grande.

51RPFQH8G1L._SX284_BO1,204,203,200_.jpgLe prince indien qui refusait de croire les premiers témoignages sur les effets du gel raisonnait correctement, et il fallait naturellement de très forts témoignages pour gagner son assentiment à des faits produit par un état de la nature qui ne lui était pas familier et qui soutenait si peu d’analogie avec les événements dont il avait une expérience constante et uniforme. Bien que  ces faits ne fussent pas contraires à son expérience, ils n’y étaient pas conformes. (…)

Pour que quelque chose soit considéré comme un miracle, il faut qu’il n’arrive jamais dans le cours habituel de la nature. Ce n’est pas un miracle qu’un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d’autres, a pourtant été vu arriver fréquemment. Mais c’est un miracle qu’un homme mort revienne à la vie, parce que cet événement n’a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun pays. Il faut donc qu’il y ait une expérience uniforme contre tout événement miraculeux, autrement, l’événement ne mérite pas cette appellation de miracle. Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la nature des faits, contre l’existence d’un quelconque miracle. Une telle preuve ne peut être détruite et le miracle rendu croyable, sinon par une preuve contraire qui lui soit supérieure.

La conséquence évidente (et c’est une maxime générale qui mérite notre attention) est : aucun témoignage n’est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d’un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu’il veut établir ; et même dans ce cas, il y a une destruction réciproque des arguments, et c’est seulement l’argument supérieur qui nous donne une assurance adaptée à ce degré de force qui demeure, déduction faite de la force de l’argument inférieur. Quand quelqu’un me dit qu’il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s’il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu’elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l’événement qu’elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion. »

[1] [Note de Hume :] « Plutarque, Vie de Caton ; Caton le jeune, chap. XXX.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. Leroy, GF Flammarion, 1983, p.186-190.

Voilà !

 

« Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait » John Stuart Mill | Dixit 2

 

 

AVT_John-Stuart-Mill_2457.jpg« C’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance de deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en oeuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisir de bêtes; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du coeur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfait qu’eux même avec le leur. (…) Un être pourvu de faculté supérieure demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur; mais en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. (…)

Croire qu’en manifestant une telle préférence, on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l’être supérieur – dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l’un et pour l’autre n’est pas plus heureux que l’être inférieur, c’est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction. Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit, le monde étant fait comme il l’est, est un bonheur imparfait.  Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »

John Stuart Mill, 1871, L’Utilitarisme, traduction Georges Tanesse

 

Voici le texte (bien déprimant) de Schopenhauer évoqué au début de la vidéo :

Arthur_Schopenhauer_by_J_Schäfer,_1859b.jpg« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré. »

Schopenhauer, 1818, Le monde comme volonté et comme représentation, traduction Burdeau

 

Les textes stoïciens regorgent de passages faisant l’apologie d’une maîtrise des désirs qui nous semble assez inhumaine, surtout lorsqu’elle concerne nos proches. Voici quelques extraits glanés chez Epictète. La première phrase peut sembler très « inspirante », mais les autres déclinent les conséquences de ce principe qui le sont nettement moins…

« Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. (…)

Ne dis jamais de quoi que ce soit : « Je l’ai perdu, » mais : « Je l’ai rendu. » Ton enfant est mort : il est rendu. Ta femme est morte : elle est rendue, « On m’a enlevé mon bien. » — Eh bien ! il est rendu aussi. — « Mais c’est un scélérat que celui qui me l’a enlevé. » — Eh ! que t’importe par qui celui qui te la donné l’a réclamé ? Tant qu’il te le laisse, occupe-t’en comme de quelque chose qui est à autrui, ainsi que les passants usent d’une hôtellerie. (…)

Si tu veux que tes enfants, ta femme, tes amis vivent toujours, tu es un imbécile ; tu veux que ce qui ne dépend pas de toi, dépende de toi ; tu veux que ce qui est à autrui soit à toi. (…)

Quand tu vois quelqu’un qui pleure, soit parce qu’il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les accidents du dehors qui lui arrivent sont des maux. Rappelle-toi sur-le-champ que ce qui l’afflige ce n’est pas l’accident, qui n’en afflige pas d’autre que lui, mais le jugement qu’il porte sur cet accident. Cependant n’hésite pas à lui témoigner, au moins des lèvres, ta sympathie, et même, s’il le faut, à gémir avec lui ; mais prends garde de gémir du fond de l’âme. » (Manuel, VIII-XV)

« — Crois-tu pouvoir être toujours attaché à tout ce qui te plaît, lieux, hommes, manières de vivre ? Et maintenant te voilà assis à pleurer parce que tu ne vois pas les mêmes gens et que tu ne vis pas dans les mêmes lieux. Tu mérites d’être plus malheureux que les corbeaux et les corneilles qui peuvent voler où ils veulent, changer leurs nids de place et traverser la mer sans gémir ni regretter le passé.

— Sans doute ; mais ils sentent ainsi parce que ce sont des êtres sans raison.

— La raison nous a donc été donnée par les dieux pour notre malheur, pour que nous fussions toujours dans le chagrin et les regrets ? » (Entretiens, III, XVI, 5-8)

 

Voilà !

Le gros livre de Wittgenstein | Dixit #1

Nouveau format : parler d’un texte en moins de 10 minutes. Et on commence par le jeune Wittgenstein…

conference-sur-l-ethique-9782070355181_0.jpg« Supposez que l’un d’entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance de tous les mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu’il connaisse également toutes les dispositions d’esprit de tous les êtres humains à quelque époque qu’ils aient vécu, et qu’il ait écrit tout ce qu’il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du monde.
Et le point où je veux en venir, c’est que ce livre ne contiendrait rien que nous appellerions un jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel jugement. Naturellement, il contiendrait (…) toutes les propositions scientifiques vraies, et en fait toutes les propositions vraies qui peuvent être formulées. Mais tous les faits décrits seraient en quelque sorte au même niveau, et de même toutes les propositions seraient au même niveau.
Il n’y a pas de proposition qui, en quelque sens absolu, soit sublime, importante ou triviale. (…) Par exemple, si nous lisons dans notre livre du monde la description d’un meurtre, avec tous ses détails physiques et psychologiques, la pure description de ces faits ne contiendra rien que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera exactement au même niveau que n’importe quel autre événement, par exemple la chute d’une pierre. Assurément, la lecture de cette description pourrait provoquer en nous la douleur, la colère ou toute autre émotion, ou nous pourrions lire quelle a été la douleur ou colère que ce meurtre a suscité chez les gens qui en ont eu connaissance, mais il y aura là seulement des faits, des faits — des faits mais non de l’éthique.
(…) L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. »

Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, 1929

Voici un PDF du Tractatus logico-philosophicus si vous voulez vous y risquer…

 

Extrait de la lettre à de Wittgenstein à Ludwig von Fricker sur le Tractatus :

Ludwig_Wittgenstein___par_Christiane_[...]Chauviré_Christiane_bpt6k4814374k.JPEG« Mon livre consiste en deux parties : celle ici présentée, plus ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette seconde partie qui est la partie importante. Mon livre trace pour ainsi dire de l’intérieur les limites de la sphère de l’éthique, et je suis convaincu que c’est la seule façon rigoureuse de tracer ces limites. En bref, je crois que là où tant d’autres aujourd’hui pérorent, je me suis arrangé pour tout mettre bien à sa place en me taisant là-dessus. »

citée par C. Chauviré, L. Wittgenstein, Paris, Seuil, p. 75

 

Les derniers mots de la conférence sur l’éthique :

« Tout ce à quoi je tends – et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d’écrire ou de parler sur l’éthique ou la religion – c’est d’affronter les bornes du langage. C’est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. (…) Mais [l’éthique] nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit humain, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision. »

 

Voilà !