Je ne peux pas me tromper en disant « J’ai mal »

Je ne peux pas me tromper en disant « J’ai mal ». Et c’est bizarre, quand on y pense.

Quelques passages du Cahier Bleu et des Recherches philosophiques de Wittgenstein qui parlent de tout ça :

71r8mmb6QuL.jpg« Il y a deux cas différents d’utilisation du mot « je » (ou « mon »), et je pourrais les appeler « l’utilisation comme objet » et « l’utilisation comme sujet ». Voici des exemples de la première sorte d’utilisation : « Mon bras est cassé », « J’ai grandi de quinze centimètres », « J’ai une bosse sur le front » (…). Voici des exemples du second type : « Je vois ceci ou cela », « J’essaie de lever mon bras », « Je pense qu’il va pleuvoir », « J’ai mal aux dents ». On peut indiquer la différence entre ces deux catégories en disant : les cas de la première catégorie impliquent la reconnaissance d’une personne particulière, et dans ce cas il y a possibilité d’erreur (…). Il est possible par exemple, dans un accident, que je sente une douleur dans mon bras, que je voie un bras cassé à côté de moi, et que je pense que c’est le mien, alors qu’en réalité c’est celui de mon voisin.  Et, en regardant dans un miroir, il se pourrait que je confonde une bosse sur son front avec une bosse sur le mien. (…) Au contraire il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit lorsque je dis « J’ai mal aux dents ». Demander « Es-tu certain que c’est toi qui as mal ?  » serait absurde. (…) Il est tout aussi impossible qu’en énonçant « J’ai mal aux dents » je confonde une autre personne avec moi-même, qu’il est impossible de gémir de douleur par erreur, en ayant confondu quelqu’un d’autre avec soi. Dire « j’ai mal » n’est pas plus un énoncé sur une personne déterminée que gémir ne l’est. »

 

41s1L+quCcL._SX327_BO1,204,203,200_.jpg« 258 — Imaginons le cas suivant. Je veux tenir un journal sur le retour périodique d’une certaine sensation. À cette fin, je lui associe le signe “S” et chaque jour où j’éprouve cette sensation, j’écris ce signe sur un calendrier. — Je remarquerai d’abord qu’il n’est pas possible de formuler une définition de ce signe. — Mais je peux néanmoins m’en donner une à moi-même à la manière d’une définition ostensive ! — Comment cela ? Puis-je désigner la sensation ? — Pas au sens habituel. Mais je dis ou écris le signe “S”, et en même temps, je fixe mon attention sur la sensation. — Je la désigne donc, pour ainsi dire intérieurement. Mais à quoi bon ce cérémonial ? Car cela semble n’être qu’un cérémonial ! Une définition sert en effet à établir la signification d’un signe. — Justement, c’est ce que produit la fixation de l’attention ; grâce à elle, je grave dans ma mémoire la connexion entre le signe et la sensation. — Or « je la grave dans ma mémoire » peut seulement signifier : Ce processus a pour effet de me permettre de me souvenir correctement de cette connexion à l’avenir. Mais dans notre cas je ne dispose d’aucun critère de correction. Ici on aimerait dire : Est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire du “correct”.

259 — Les règles du langage privé sont-elles des impressions de règles ? — La balance sur laquelle on pèse les impressions n’est pas l’impression d’une balance. (…) 

261 — Quelle raison avons-nous d’appeler “S” le signe d’une sensation ? “Sensation” est en effet un mot de notre langage commun, et non un mot d’un langage que moi seul comprendrais. L’emploi de ce mot requiert donc une justification qui soit compréhensible par tous. — Et il ne servirait à rien de dire : Ce n’est pas nécessairement une sensation ; celui qui inscrit “S” éprouve quelque chose — et nous ne pouvons rien dire de plus. Mais “éprouver” et “quelque chose” appartiennent également au langage commun. — Aussi en vient-on, quand on philosophe, à ne plus vouloir proférer qu’un son inarticulé. (…)

Ludwig-Wittgenstein.jpg263 — « Je peux m’engager (intérieurement) à appeler CELA “douleur” à l’avenir. » —       « Mais es-tu bien certain de t’y être engagé ? Es-tu sûr que, pour t’y engager, il te suffisait de fixer ton attention sur ce que tu ressentais ? » — Étrange question. — (…)

272 — S’agissant d’expérience privée, l’essentiel n’est pas, à proprement parler, que chacun en possède son propre exemplaire, mais que nul ne sache si les autres possèdent aussi cela, ou autre chose. Il serait donc possible de supposer — bien que ce ne soit pas vérifiable — qu’une partie de l’humanité aurait une impression de rouge, tandis qu’une autre partie en aurait une autre.

273 — Mais qu’en est-il du mot “rouge” ? — Dirais-je qu’il désigne quelque chose à quoi    « nous sommes tous confrontés », et que chacun de nous devrait aussi avoir un mot pour désigner sa propre impression de rouge ? Ou bien en est-il ainsi : Le mot “rouge” désigne quelque chose connu de nous tous, mais aussi, pour chacun de nous, quelque chose qu’il est seul à connaître ? (…)

293 — Si je dis de moi-même que je sais seulement à partir de mon propre cas ce que signifie le mot “douleur”, — ne faut-il pas que je le dise aussi des autres ? Et comment puis-je donc généraliser ce seul cas avec tant de désinvolture ?

maxresdefault.jpgEh bien, tout le monde vient de me dire qu’il ne sait qu’à partir de son propre cas ce qu’est la douleur ! — Supposons que chacun possède une boîte contenant ce que nous appellerons un “scarabée”. Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres ; et chacun dirait qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que parce qu’il a regardé le sien. — En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse. — Mais qu’en serait-il si le mot “scarabée” avait néanmoins un usage chez ces gens-là ? — Cet usage ne consisterait pas à désigner une chose. La chose dans la boîte ne fait absolument pas partie du jeu de langage, pas même comme quelque chose : car la boîte pourrait aussi bien être vide. — Non, cette chose dans la boîte peut être entièrement “supprimée” ; quelle qu’elle soit, elle s’annule.

Cela veut dire : Si l’on construit la grammaire de l’expression de la sensation sur le modèle de l’“objet et sa désignation”, l’objet perd toute pertinence et n’est plus pris en considération. »

Esprit et matière — Grain de philo #2

 

Une série en cinq épisodes sur les rapports entre l’esprit et la matière. On commence avec Descartes et on finit avec Terminator.

 

1er épisode – Où Descartes te met un gros doute

 

Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement.

Descartes, Méditations métapysiques,  1ère méditation, 1641

 

 

2ème épisode – Descartes, la chose qui pense

 

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n’avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. »

Descartes, Méditations métapysiques,  2ème méditation, 1641

 

 

3ème épisode – Descartes et les mystères de la télékinésie

 

Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions [les notions de l’âme, du corps, et de leur union], en ce que l’âme ne se conçoit que par l’entendement pur ; le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps.

Descartes, Lettre à Elizabeth, 1643

 

 

4ème épisode – Malebranche et Leibniz : la télékinésie expliquée

 

Notez que Leibniz explique la sensation (effet du corps sur l’esprit) par un mécanisme similaire, mais je n’ai pas eu le temps de le développer dans la vidéo. Pour rester sur la métaphore manette-esprit / écran-corps, c’est un peu comme si la manette était programmée pour vibrer (donc envoyer une sensation au joueur) au moment où il se passera à l’écran quelque chose susceptible de produire cette sensation ; du coup, on aura l’illusion que c’est l’événement sur l’écran qui produit la sensation, de la même façon qu’on aura l’illusion que la manette produit les mouvements sur l’écran.

 

 

5ème épisode – Matérialisme et Terminator

 

Pour répondre à une objection : « Pour pouvoir émettre l’hypothèse qu’il soit possible ou impossible de créer un cerveau, il faut savoir comment il fonctionne, non ? »

Eh bien… dirait-on ceci : « pour dire qu’il est possible ou impossible de fabriquer une montre, on devrait déjà savoir comment une montre fonctionne » ?

En fait, non. Dès lors que je sais qu’une montre est un objet dont les aiguilles se déplacent non pas par magie mais en vertu d’un mécanisme qui est logé à l’intérieur, peu importe que je sache ou non comment fonctionne exactement ce mécanisme (pour ma part, je ne sais pas exactement), il est tout à fait rationnel de supposer qu’il est possible de fabriquer une autre montre fonctionnant de la même façon. Ce fonctionnement est le fruit d’un mécanisme strictement physique et il est forcément possible de reproduire un mécanisme physique semblable.

Le cas du cerveau est en fait assez similaire : dans cette vidéo, on part du principe que tout ce qui se passe dans le cerveau relève de phénomènes strictement physiques (il n’y a pas d’esprit magiquement logé dans la glande pinéale qui viendrait actionner les neurones – sinon on tombe dans le dualisme et tous les problèmes qui vont avec). Autrement dit, le cerveau est comme une grosse montre incroyablement complexe dont on ne voit que le mouvement des aiguilles mais dont on sait que ce mouvement est causé par un mécanisme purement physique. Et ce mécanisme physique, pourquoi ne serait-il pas reproductible ?