« La vente mercenaire de chances fut abolie. Tout homme libre et déjà initié aux mystères de Bel participait automatiquement aux tirages sacrés, qui s’effectuaient dans les labyrinthes du dieu toutes les soixante nuits, et qui décidaient de son destin jusqu’au prochain exercice. »
Dans une clameur de cloches qui faisait l’essor des hirondelles, la Fête de l’Été entra dans la cité d’Omelas, éclatante de tours sur la mer. Le gréement des navires au port étincelait de drapeaux. À travers les rues, entre les maisons aux toits rouges et aux murs peints, entre les vieux jardins envahis de mousse et sous les avenues d’arbres, au-delà des grands parcs et des bâtiments publics, les processions avançaient. Certaines étaient solennelles : des vieillards en raides et longues robes de mauve et de gris, d’austères maîtres ouvriers, silencieux, des femmes enjouées qui portaient leurs enfants et bavardaient tout en marchant. Dans d’autres rues, la musique battait plus vite, un scintillement de gong et de tambourin, et les gens se mirent à danser, la procession était une danse. Les enfants s’y jetaient et ressortaient, leurs cris aigus s’élevant comme les volées d’hirondelles qui se croisaient au-dessus de la musique et des chants. Toutes les processions s’enroulaient vers le nord de la cité où, sur la grande plaine irriguée appelée les Prés Verts, garçons et filles, nues dans l’air éclatant, salies de boue aux pieds, aux chevilles, aux bras longs et souples, exerçaient leurs chevaux nerveux avant la course. Les chevaux ne portaient pas le moindre attirail si ce n’est un licol sans mors. Leurs crinières étaient tressées de rubans d’argent, d’or et de vert. Ils écartaient les naseaux et piaffaient et paradaient les uns devant les autres ; leur excitation était palpable, le cheval étant le seul animal qui ait adopté nos cérémoniaux comme si c’était les siens. Très loin au nord et à l’ouest, les montagnes s’élevaient, encerclant à moitié Omelas dans sa baie. L’air du matin était si clair que la neige, qui couronnait encore les Dix-Huit Pics, brûlait d’un feu d’or blanc à travers l’étendue d’air ensoleillé, sous le bleu sombre du ciel. Il y avait juste assez de vent pour que les bannières qui délimitaient le champ de course claquent et flottent par intermittence. Dans le silence des vastes prés verdoyants on pouvait entendre la musique sinuer à travers les rues de la cité, plus loin et plus près et toujours approchant, une douceur gaie diffuse dans l’air qui, de moment en moment, tremblait et se rassemblait avant d’éclater dans le puissant et joyeux tintement des cloches.
Joyeux ! Comment devrait-on parler de la joie ? Comment décrire les citoyens d’Omelas ?
Ce n’était pas des gens simples, voyez-vous, bien qu’ils étaient heureux. Mais nous ne disons guère les mots de gaîté désormais. Tous les sourires sont devenus archaïques. Une telle description pousse à faire certaines suppositions. Une telle description pousse à guetter l’entrée du Roi, chevauchant son superbe étalon et entouré de ses nobles chevaliers, ou peut-être dans une litière dorée portée par des esclaves musculeux. Mais il n’y avait pas de roi. Ils n’usaient pas d’épée, ni ne gardait d’esclaves. Ce n’était pas des barbares. J’ignore les codes et les lois de leur société, mais je présume qu’il y en avait singulièrement peu. Tout comme ils étaient sans monarchie et sans esclavage, aussi faisaient-ils sans la bourse de valeurs, la publicité, la police secrète, et la bombe. Pourtant, je répète que ce n’était pas des gens simples, pas de doux bergers, de nobles sauvages, d’insipides utopistes. Ils n’étaient pas moins complexes que nous. Le souci est que nous avons la mauvaise habitude, encouragée par les pédants et les snobs, de considérer le bonheur comme une chose assez stupide. La douleur seule est intellectuelle, le mal seul intéressant. C’est là la trahison de l’artiste : un refus d’admettre la banalité du mal et le terrible ennui de la douleur. Si tu ne peux pas te battre contre, bats-toi pour. Si ça fait mal, recommence. Mais célébrer le désespoir c’est condamner le délice ; embrasser la violence, c’est perdre prise sur tout le reste. Nous avons presque perdu prise ; nous ne sommes plus capable de décrire un homme heureux, ni de célébrer aucune joie. Comment pourrais-je vous parler des gens d’Omelas ? Ce n’était pas des enfants naïfs et heureux – bien que leurs enfants étaient, en effet, heureux. C’était des adultes mûrs, intelligents, passionnés, dont les vies n’étaient pas misérables. Ô miracle ! mais j’aimerais pouvoir le décrire mieux que cela. J’aimerais pouvoir vous convaincre. Omelas sonne dans mes mots comme une cité dans un conte de fée, en un temps jadis, un pays lointain, il était une fois. Peut-être serait-il préférable de vous laisser l’imaginer au gré de votre fantaisie, à supposer qu’elle se montre à la hauteur, car je ne pourrais certainement pas vous convenir à tous. Par exemple, qu’en était-il de la technologie ? Je pense qu’il n’y aurait pas de voiture dans les rues ni d’hélicoptère au-dessus ; cela suit du fait que les gens d’Omelas sont des gens heureux. Le bonheur est fondé sur un juste discernement de ce qui est nécessaire, de ce qui n’est ni nécessaire ni destructeur, et de ce qui est destructeur. Dans la catégorie intermédiaire cependant – celle des choses non nécessaire mais non destructrice, celle du confort, du luxe, de l’exubérance, etc. – ils pourraient parfaitement avoir le chauffage central, les lignes de métro, les machines à laver, et toutes sortes d’appareils merveilleux qui n’ont pas encore été inventés ici, des lumières flottantes, de l’énergie sans combustible, un remède contre le rhume. Ou ils pourraient n’avoir rien de tout cela ; c’est sans importance.
Comme vous voulez. Je suis encline à penser que les gens des villes au nord et au sud de la côte étaient venus à Omelas durant les derniers jours qui précédaient la Fête à bord de petits trains très rapides et de trams à deux étages, et que la gare d’Omelas se trouve être le plus joli bâtiment de la ville, quoique plus sobre que le magnifique Marché des Fermiers. Mais même en admettant ces trains, je crains qu’Omelas fasse encore à certains d’entre vous l’effet d’une sainte-nitouche. Des sourires, des cloches, des parades, des chevaux, bleh. Dans ce cas, s’il vous plaît, ajoutez une orgie. Si une orgie peut aider, n’hésitez pas. N’allons toutefois pas jusqu’à imaginer des temples dont sortent, beaux et nus, des prêtres et des prêtresses déjà mi-extatiques et prêtes à copuler avec n’importe quel homme ou femme, amant ou inconnu, qui brûle de s’unir à la profonde divinité du sang, quoique ce fût ma première idée. Mais vraiment il serait préférable de n’avoir aucun temple à Omelas – tout au moins aucun temple habité. La religion, oui ; le clergé, non. Ces beautés nues peuvent aussi bien flâner de-ci de-là, s’offrant comme de divins soufflés à l’appétit des nécessiteux et au ravissement de la chair. Laissons-les rejoindre les processions. Que les tambourins soient frappés au-dessus des copulations et que la gloire du désir soit proclamé au son des gongs, et (point qui n’est pas sans importance) que les rejetons de ces délicieux rituels soit chéris et élevés par tous. Une chose que je sais ne pas être en Omelas est la culpabilité. Mais que devrait-il y avoir d’autre ? J’ai pensé d’abord qu’il n’y avait pas de drogues, mais c’est du puritanisme. Pour ceux qui aiment cela, la douceur du drooz, diffuse et insistante, peut parfumer les manières de la cité, le drooz qui apporte d’abord grande légèreté et brillance à l’esprit et aux membres, et puis, après quelques heures, une langueur onirique, et enfin de prodigieuses visions des arcanes elles-mêmes et des secrets les plus enfouis de l’Univers, tout en excitant les plaisirs du sexe au-delà du croyable ; et cela ne crée aucune accoutumance. Pour les goûts plus modestes, je pense qu’il devrait y avoir de la bière. Quoi d’autre, quoi d’autre au sein de la cité joyeuse ? Le sens de la victoire, certainement, la célébration du courage. Mais tout comme nous avons fait sans clergé, faisons sans soldats. La joie qui se fonde sur un massacre réussi n’est pas le bon genre de joie ; cela ne conviendra pas ; c’est épouvantable et c’est insignifiant. Une satisfaction sans limite et généreuse, un triomphe magnanime ressenti non pas contre quelque ennemi extérieur mais en communion avec ce que les hommes partout ont de meilleur et de plus juste en leurs âmes et la splendeur de l’été du monde : voilà ce qui gonfle le cœur des gens d’Omelas, et la victoire qu’ils célèbrent est celle de la vie. Je ne pense vraiment pas que beaucoup d’entre eux aient besoin de prendre du drooz.
La plus grande part de la procession a atteint les Prés Verts à présent. Une merveilleuse odeur de cuisine s’échappe des tentes bleues et rouges des cantines. Les visages des petits enfants sont adorablement collants ; dans la bienveillante barbe grise d’un homme, quelques miettes d’une copieuse pâtisserie sont emmêlées. Les jeunes garçons et filles ont monté leurs chevaux et commencent à se regrouper sur la ligne de départ de la course. Une vieille femme, petite, grasse et rieuse, distribue des fleurs qu’elle tire d’un panier, et de grands jeunes hommes portent ses fleurs dans leurs cheveux brillants. Un enfant de neuf ou dix ans est assis à la limite de la foule, seul, jouant d’une flûte en bois. Des gens s’arrêtent pour écouter, mais ils ne lui parlent pas, car il ne cesse jamais de jouer et jamais ne les voit, ses yeux sombres tout entier captivés par la douce, la frêle magie de la mélodie.
Il achève et, lentement, abaisse ses mains qui tiennent la flûte en bois.
Comme si ce petit silence privé était le signal, tout d’un coup une trompette résonne depuis le pavillon à proximité de la ligne de départ : impérieuse, mélancolique, perçante. Les chevaux se cabrent sur leurs jambes élancées, et quelques uns hennissent en réponse. Impassibles, les jeunes cavaliers caressent l’encolure de leurs chevaux et les apaisent en murmurant « Tout doux, tout doux, là, ma beauté, mon espoir… » Ils commencent à former un rang le long de la ligne de départ. La foule autour du champ de course est comme un pré d’herbe et de fleurs sous le vent. La Fête de l’Été a commencé.
Y croyez-vous ? Acceptez-vous la Fête, la cité, la joie ? Non ? Alors laissez-moi décrire une chose encore.
Dans un sous-sol au dessous d’un des beaux bâtiments publics d’Omelas, ou peut-être dans la cave d’une de ses spacieuses maisons privées, il y a une pièce. Elle n’a qu’une porte verrouillée, et pas de fenêtre. Un peu de lumière s’infiltre poussièreusement entre les fissures des planches, reliquat d’une fenêtre couverte de toile d’araignées de l’autre côté de la cave. Dans un coin de la petite pièce deux balais serpillères aux franges raides, caillées, nauséabondes, sont posées près d’un seau rouillé. Le sol est sale, un peu humide au toucher, comme sont sales la plupart des caves. La pièce fait environ trois pas de long et deux de large : juste un placard à balais ou un débarras. Dans la pièce, un enfant est assis. Cela pourrait être un garçon ou une fille. On lui donnerait à peu près six ans, mais il en a en fait presque dix. C’est un faible d’esprit. Peut-être est-il né déficient, ou peut-être est-il devenu imbécile à force de peur, de malnutrition, et de manque de soin. Il se cure le nez et, de temps à autre, triture vaguement ses orteils ou ses parties génitales, tout en restant assis recroquevillé dans le coin le plus éloigné du seau et des deux serpillères. Les serpillères lui font peur. Il les trouve horrible. Il ferme les yeux, mais il sait que les serpillères sont toujours là ; et que la porte est verrouillée : et que personne ne viendra. La porte est toujours verrouillée ; et personne ne vient jamais, sauf quelquefois – l’enfant n’a aucune compréhension du temps ou de l’intervalle – quelquefois la porte grince terriblement et s’ouvre, et quelqu’un, ou quelques personnes, sont là. L’une d’elle peut entrer et frapper l’enfant pour le forcer à se tenir debout. Les autres n’approchent jamais, mais le scrutent avec des yeux emplis de frayeur et de dégoût. L’écuelle et la cruche d’eau sont remplies à la hâte, la porte est verrouillée, les yeux disparaissent. Ceux qui restent à la porte ne disent jamais rien, mais l’enfant, qui n’a pas toujours vécu dans ce débarras, et qui peut se souvenir de la lumière du jour et de la voix de sa mère, parle quelquefois. « Je serai sage », dit-il. « S’il vous plaît, laissez-moi sortir. Je serai sage ! » Ils ne répondent jamais. Au début, l’enfant criait à l’aide la nuit, et pleurait beaucoup, mais maintenant il n’émet plus qu’une sorte de gémissement, « eh-haa, eh-haa », et il parle de moins en moins souvent. Il est si maigre que ses jambes n’ont pas de mollets ; son ventre fait une saillie ; il vit d’un demi-bol de semoule de maïs et de graisse par jour. Il est nu. Ses fesses et ses cuisses sont une masse d’escarres purulents, comme il reste continuellement assis dans ses propres excréments.
Tous savent qu’il est là, tous les gens d’Omelas. Certains sont venus le voir, d’autres se satisfont de seulement savoir qu’il est là. Tous savent qu’il faut qu’il soit là. Certains comprennent pourquoi, d’autres non, mais tous comprennent que leur bonheur, la beauté de leur cité, la tendresse de leurs amitiés, la santé de leurs enfants, la sagesse de leurs érudits, l’habileté de leurs artisans, et même l’abondance de leur récolte et la clémence de leur climat, dépendent entièrement de l’abominable misère de cet enfant.
C’est expliqué aux enfants le plus souvent entre l’âge de huit et douze ans, dès qu’ils semblent en mesure de comprendre ; et la plupart de ceux qui viennent voir l’enfant sont jeunes, quoique assez souvent un adulte vienne, ou revienne, voir l’enfant. Peu importe le soin avec lequel la chose leur est expliquée, ces jeunes spectateurs sont toujours choqués et révulsés par cette vision. Ils ressentent du dégoût, ce qu’ils avaient cru pouvoir surmonter. Ils ressentent de la colère, de l’indignation, de l’impuissance, malgré toutes les explications. Ils aimeraient faire quelque chose pour l’enfant. Mais il n’y a rien qu’ils puissent faire. Si l’enfant était ramené à lumière du jour, hors de ce lieu ignoble, s’il était lavé et nourri et réconforté, ce serait une bonne chose, certes ; mais si cela était fait, en ce jour et en cette heure toute la prospérité et la beauté et les délices d’Omelas se flétriraient et seraient détruits. Telles sont les conditions. Échanger toute la vertu et la grâce de chacune des vies d’Omelas pour cet unique et minime progrès ; jeter le bonheur de plusieurs milliers pour la possibilité du bonheur d’un seul : cela reviendrait à laisser la culpabilité dans l’enceinte des murs, en effet.
Les conditions sont strictes et absolues ; on ne peut pas même dire un mot de gentillesse à l’enfant.
Souvent les jeunes gens rentrent chez eux en larmes, ou dans une rage sèche, quand ils ont vu l’enfant et regardé en face ce terrible paradoxe. Ils peuvent le ruminer pendant des semaines ou des années. Mais à force de temps, ils commencent à reconnaître que même si l’enfant pouvait être relâché, il ne tirerait pas un grand bien de sa liberté : un maigre et vague plaisir de chaleur et de nourriture, sans doute, mais à peine plus. Il est trop dégradé et imbécile pour connaître une joie réelle. Il a été terrifié trop longtemps pour être jamais libéré de la peur. Ses habitudes sont trop bestiales pour répondre à un traitement humain. Certes, après si longtemps, il serait probablement misérable sans murs autour de lui pour le protéger, sans obscurité pour ses yeux, et sans ses propres excréments pour s’y asseoir. Leurs larmes devant la cinglante injustice se sèchent quand ils commencent à percevoir la terrible justice de la réalité, et à l’accepter. Pourtant ce sont leurs larmes et leur colère, l’effort de leur générosité et l’acceptation de leur impuissance qui sont peut-être la véritable source de la splendeur de leurs vies. Elles ne sont pas faites d’un bonheur insipide, irresponsable. Ils savent qu’eux-mêmes, aussi bien que l’enfant, ne sont pas libres. Ils connaissent la compassion. C’est l’existence de l’enfant, et la connaissance de son existence, qui rend possible la majesté de leur architecture, l’intensité poignante de leur musique, la profondeur de leur science. C’est à cause de l’enfant qu’ils sont si doux avec les enfants. Ils savent que si l’un, misérable, n’était pas en train de geindre dans l’obscurité, l’autre, le joueur de flûte, ne pourrait faire aucune musique joyeuse tandis que les jeunes cavaliers s’alignent en pleine beauté pour la course dans le soleil éclatant du premier matin de l’été.
Maintenant, croyez-vous en eux ? Ne sont-ils pas plus vraisemblables ? Mais il reste une chose encore à raconter, et elle est assez invraisemblable.
Il arrive parfois qu’un des adolescents, filles ou garçons, qui vont voir l’enfant ne rentre pas chez lui en pleurs ou en colère, ne rentre, en fait, pas du tout chez lui. Quelquefois aussi un homme ou une femme bien plus âgée garde le silence pendant un jour ou deux, puis quitte son foyer. Ces gens-là sortent dans la rue, et marchent le long des rues, seuls. Ils continuent de marcher, et marchent droit hors de la cité d’Omelas, passant les superbes portes. Ils continuent de marcher à travers les terres cultivées d’Omelas. Chacun s’en va seul, garçon ou fille, homme ou femme. La nuit tombe ; le voyageur doit descendre les rues des villages, entre les maisons aux fenêtres éclairées, et plus loin dans l’obscurité des champs. Chacun seul. Ils vont à l’ouest ou au nord, vers les montagnes. Ils continuent. Ils quittent Omelas, ils marchent devant eux, dans l’obscurité, et ils ne reviennent pas. Le lieu vers où ils marchent est un lieu encore moins imaginable pour la plupart d’entre nous que la cité du bonheur. Je ne peux pas du tout le décrire. Il est possible qu’il n’existe pas. Mais ils semblent savoir où ils vont, ceux qui partent d’Omelas.
Les airs de flûte que joue l’enfant dans la lecture audio sont tirés de cette vidéo de Rakesh Chaurasia et la sonnerie de la trompette provient de celle-ci.
Il y a eu beaucoup de tempêtes sur Twitter autour de tout ça pendant les dernières semaines. Je signale juste quelques fils que j’ai écrits pendant cette période. D’abord celui-ci où j’explique rapidement pourquoi je suis signataire. Dans les méandres de la discussion qui a suivi j’ai notamment évoqué la notion de « robustesse à la mécompréhension », idée dont j’aurais voulu parler dans la vidéo mais j’ai complètement oublié en l’écrivant ! Je me rattrape en le signalant ici.
Il n’y a pas de sous-titres mais la conférence devrait bientôt paraître aussi sur la chaîne d’Altruisme Efficace France avec des sous-titres en français.
En ce jour anniversaire de la victoire des Bleus en 98, on parle de football et de morale. Si vous êtes un vrai utilitariste, de quelle équipe devriez-vous souhaiter la victoire ?
Sans les tipeurs et tipeuses qui me soutiennent depuis des mois je ne pourrais pas faire toutes ces vidéos, aussi je leur propose en contrepartie une fois par mois de voter pour le sujet d’une future vidéo. Pour ce mois, ce sera pour un épisode du nouveau format sur la chaîne, DIXIT, centré sur la lecture et commentaire d’un texte en moins de 10 minutes. (Le premier épisode sur l’argument du gros livre de Wittgenstein vient de sortir.)
Je vais vous laisser choisir entre les quatre textes suivants qui ont en commun d’avoir des auteurs britanniques (je l’ai un peu fait exprès, je ferai honneur à d’autres aires géographiques une autre fois !).
Que vous vouliez voter ou non, ce sont quatre lectures qui pourront vous intéresser.
On commence par un texte très atypique de Thomas Hobbes qui conclut un chapitre de la première partie des Eléments de la loi naturelle et politique ; Hobbes se livrait dans ce chapitre à une analyse des passions humaines, et le texte dont je voudrais parler en est une sorte de synthèse où il présente la vie humaine comme une course – une course où il ne s’agit pas de gagner ni d’être devant, mais de toujours dépasser ceux qui nous précèdent…
« La vie humaine peut être comparée à une course, et quoique la comparaison ne soit pas juste à tous égards, elle suffit pour nous remettre sous les yeux toutes les passions dont nous venons de parler. Mais nous devons supposer que dans cette course on n’a d’autre but et d’autre récompense que de devancer ses concurrents.
S’efforcer, c’est appétit.
Se relâcher, c’est sensualité.
Considérer ceux derrière, c’est gloire.
Considérer ceux devant, c’est humilité.
Perdre du terrain en regardant en arrière, c’est vaine gloire.
Être retenu, c’est haine.
Retourner sur ses pas, c’est repentir.
Avoir du souffle, c’est espoir.
Être épuisé, c’est désespoir.
Tâcher d’atteindre celui qui est devant, c’est émulation. (…)
Chuter subitement, c’est disposition à pleurer.
Voir un autre chuter, c’est disposition à rire.
Voir quelqu’un être dépassé lorsque nous ne voudrions pas qu’il le soit, c’est pitié.
Voir quelqu’un dépasser lorsque nous ne voudrions pas qu’il le fasse, c’est indignation.
Se serrer à un autre, c’est amour.
Porter celui que l’on serre ainsi, c’est charité.
Se blesser par trop de précipitation, c’est honte.
Continuellement être dépassé, c’est malheur.
Continuellement dépasser celui qui est devant, c’est félicité.
Abandonner la course, c’est mourir. »
Hobbes, 1650, Eléments de la loi naturelle et politique, Part I, chap. IX, traduction d’Holbach (modifiée)
Hume : « Aucun témoignage n’est suffisant pour établir un miracle »
On continue avec le texte de David Hume présentant son fameux argument contre les miracles. Un texte assez bayesien dirait Lê !
« Nous hésitons fréquemment devant les récits des autres hommes. Nous mettons en balance les circonstances opposées qui causent un doute ou une incertitude, et quand nous découvrons une supériorité d’un côté, nous penchons vers lui, mais pourtant avec une assurance diminuée en proportion de la force du côté opposé.
(…) Le prince indien qui refusait de croire les premiers témoignages sur les effets du gel raisonnait correctement, et il fallait naturellement de très forts témoignages pour gagner son assentiment à des faits produit par un état de la nature qui ne lui était pas familier et qui soutenait si peu d’analogie avec les événements dont il avait une expérience constante et uniforme. Bien que ces faits ne fussent pas contraires à son expérience, ils n’y étaient pas conformes.
Mais pour accroître la probabilité contraire à celle de l’attestation des témoins, supposons que le fait qu’ils affirment, au lieu d’être seulement merveilleux, soit réellement miraculeux ; et supposons aussi que le témoignage, considéré à part et en lui-même, s’élève au niveau d’une preuve entière. Dans ce cas, c’est preuve contre preuve, et la plus forte doit prévaloir, mais cependant avec une diminution de sa force, proportionnellement à la force de la preuve contraire.
(…) Pour que quelque chose soit considéré comme un miracle, il faut qu’il n’arrive jamais dans le cours habituel de la nature. Ce n’est pas un miracle qu’un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d’autres, a pourtant été vu arriver fréquemment. Mais c’est un miracle qu’un homme mort revienne à la vie, parce que cet événement n’a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun pays. Il faut donc qu’il y ait une expérience uniforme contre tout événement miraculeux, autrement, l’événement ne mérite pas cette appellation de miracle. Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la nature des faits, contre l’existence d’un quelconque miracle. Une telle preuve ne peut être détruite et le miracle rendu croyable, sinon par une preuve contraire qui lui soit supérieure.
La conséquence évidente (et c’est une maxime générale qui mérite notre attention) est : « Aucun témoignage n’est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d’un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu’il veut établir ; et même dans ce cas, il y a une destruction réciproque des arguments, et c’est seulement l’argument supérieur qui nous donne une assurance adaptée à ce degré de force qui demeure, déduction faite de la force de l’argument inférieur. » Quand quelqu’un me dit qu’il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s’il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu’elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l’événement qu’elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion. »
David Hume, 1748, Enquête sur l’entendement humain, sect. X, traduction André Leroy
Bentham : « Peuvent-ils souffrir ? »
On poursuit avec le fondateur de l’utilitarisme Jeremy Bentham. Ce passage, qui n’est d’ailleurs qu’une note de bas de page, est un texte classique en philosophie morale sur la question animale. Et dans sa version complète (on oublie souvent de citer la première partie ) son propos est plus ambivalent qu’il n’y paraît.
« Pourquoi [les intérêts des animaux] ne sont-ils pas, universellement, tout autant que ceux des créatures humaines, considérés en fonction des différences de degré de sensibilité ? Parce que les lois existantes sont le travail de la crainte mutuelle ; et les animaux les moins rationnels n’ont pas disposé des mêmes moyens que l’homme pour tirer parti de ce sentiment. Pourquoi [leurs intérêts] ne devraient-ils pas [être considérés] ? On n’en peut donner aucune raison. Si le fait d’être mangé était tout, il y a une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de les manger autant qu’il nous plait : nous nous en trouvons mieux ; et ils ne s’en trouvent jamais pire. Ils n’ont aucune de ces très longues anticipations de misère future que nous avons. La mort qu’ils subissent de nos mains est ordinairement, et sera peut être toujours, une mort plus rapide, et de ce fait moins douloureuse, que celle qui les attendrait dans le cours inévitable de la nature. (…) Mais n’y a-t-il aucune raison pour laquelle il nous serait permis de les mettre au supplice ? Pas que je sache. N’y en a-t-il aucune pour laquelle il ne devrait pas nous être permis de les mettre au supplice? Oui, plusieurs. (…) Autrefois, et j’ai peine à dire qu’en de nombreux endroits cela ne fait pas encore partie du passé, la majeure partie des espèces, rangée sous la dénomination d’esclaves, étaient traitées par la loi exactement sur le même pied que, aujourd’hui encore, en Angleterre par exemple, les races inférieures d’animaux. Le jour viendra peut-être où il sera possible au reste de la création animale d’acquérir ces droits qui n’auraient jamais pu lui être refusés sinon par la main de la tyrannie. Les français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est nullement une raison pour laquelle un être humain devrait être abandonné sans recours au caprice d’un tourmenteur. Il est possible qu’on reconnaisse un jour que le nombre de jambes, la pilosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum, sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable mais aussi plus sociable qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais supposons que la situation ait été différente, qu’en résulterait-il ? La question n’est pas « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir? ». »
Jeremy Bentham, 1789, Introduction aux principes de morale et de législation, ch.17, sect.1, traduction Enrique Utria
Mill : « Il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait »
Enfin, un dernier texte par un autre utilitariste : John Stuart Mill. Où il parle de la distinction entre satisfaction (content) et bonheur (happiness), et pourquoi les plus heureux sont les moins satisfaits…
« C’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance de deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en oeuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisir de bêtes; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du coeur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfait qu’eux même avec le leur. (…) Un être pourvu de faculté supérieure demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur; mais en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. (…)
Croire qu’en manifestant une telle préférence, on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l’être supérieur – dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l’un et pour l’autre n’est pas plus heureux que l’être inférieur, c’est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction. Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit, le monde étant fait comme il l’est, est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »
John Stuart Mill, 1871, L’Utilitarisme, traduction Georges Tanesse
Voilà ! J’espère que ces lectures vous auront plus.
Faut-il souhaiter une super-intelligence ? (Quel intérêt de jouer aux échecs ou d’écrire un roman si des super-intelligence peuvent faire ça mieux que nous ?) : 1:09:57
[AJOUT] Une IA serait-elle la continuation de l’espèce humaine ? [Je n’ai pas vraiment répondu à cette question sur le coup et je m’en explique] : 1:14:43
Selon Hawking, la philosophie est morte. Je me permets d’exprimer mon désaccord et j’en profite pour parler plus généralement du rapport des sciences à la philosophie.
Une critique intelligente du « Philosophy is dead » par le philosophe Christopher Norris.
Une interview particulièrement intéressante du physicien Carlo Rovelli (qui est aussi versé dans l’histoire et la philosophie des sciences), où celui-ci revient sur les propos de son collègue.
Un très bon article sur les propos de Neil deGrasse Tyson (et accessoirement aussi sur ceux de Hawking) par le biologiste et philosophe Massimo Pigliucci.
Je disais dans la vidéo que, malheureusement, bien des philosophes justifient la caricature que les scientifiques s’en font en tenant un discours ignorant et méprisant à l’égard des sciences ; l’un des plus beaux exemples récents de cela est sans doute Markus Gabriel, ici interviewé sur France Inter à propos de son livre « Pourquoi je ne suis pas mon cerveau » (qui défend la liberté contre les méchantes neurosciences).
Si la philosophie ne consistait qu’en ce genre d’exercice rhétorique, je serais fier de ne pas pratiquer cette discipline ; mais ce n’est qu’un cas marginal (auquel malheureusement les médias donnent beaucoup d’exposition). La plupart des philosophes (surtout du côté de la philosophie analytique) ont une tout autre attitude vis-à-vis des sciences.
[EDIT 16 février – Pas le temps de faire un nouvel article et tout n’est pas encore précis, mais en tout cas on peut dire que j’avais vu juste : ce sera 4h de tronc commun pour la série générale (ancienne S, ES et L), autant que d’heures de français en 1ere, ce qui semble logique ; et au moins 2h de philo pour les techno (même si rien n’est précisé de ce côté). Et on aura bien de la philosophie parmi les parcours de spécialités, peut-être même un peu en 1ere. Globalement, la philosophie voit sa place au lycée consolidée plus que jamais et les profs de philo ont de quoi se réjouir. Pour autant est-ce une bonne nouvelle pour les élèves ? Si ça ne s’accompagne pas d’un sérieux changement dans les programmes et les modalités d’évaluation, je n’en suis pas si sûr. Mais ce sera l’objet d’un autre billet peut-être un jour…]
Le rapport Mathiot présentant la future réforme du lycée vient de paraître et il se trouve qu’on m’a interpellé à plusieurs reprises au sujet de la place de la philosophie dans le futur lycée, notamment dans le fil de ce tweet abondamment partagé.
Principaux sujets d’indignation, donc : la philosophie aurait disparu des Majeures (parcours de spécialisation) ; et pire encore, il n’y aurait plus que 2h de philosophie en tronc commun pour la seule année de Terminale.
Mais à y regarder de plus près, le rapport ne dit, ni ne suggère, rien de tel ; c’est même plutôt le contraire : si ce qu’il préconise est appliqué, le poids de la philosophie, aussi bien symbolique que réel, sera plutôt renforcé dans le futur lycée par rapport à la situation actuelle.
(Pour ma part, je ne suis pas convaincu que ce soit forcément une si bonne chose, c’est même plutôt quelque chose qui me semble un peu effrayant ; mais comme beaucoup s’indignent exactement du contraire, je trouvais intéressant d’essayer de voir ce qu’il en est. Ne me jetez pas des tomates tout de suite, s’il vous plaît.)
Très peu d’épreuves resteront au contrôle terminal, mais il y a un point sur lequel le rapport est clair : l’épreuve écrite de philosophie en fera partie. C’est même la seule discipline que les lycéens devront tous passer au contrôle terminal : « épreuve universelle », selon les mots du rapport (formule d’une emphase cocasse et peut-être involontaire, mais en tout cas cela met, au moins symboliquement, la philosophie dans une position importante) ; la seule autre épreuve universelle étant un « Grand oral » qui ne relève pas d’une discipline particulière et sera, par définition, différent pour chacun. Bref, l’écrit de philosophie est assuré d’être plus que jamais LE symbole du baccalauréat, la seule vraie épreuveuniverselle, et l’on aura encore droit à cette folle matinée de juin où tous les JT citent et commentent plus ou moins ironiquement les sujets de philo… « Vous avez 4 heures. » Youpi.
Symboliquement, donc, on laisse la philosophie sur son piédestal (et, croyez-moi, ce n’est pas un truc qui m’enchante particulièrement – mais ce n’est pas l’objet de ce post). Ok pour le symbole, me direz-vous, mais ça n’empêche pas forcément qu’on réduise le poids réel de la philosophie dans l’enseignement. Eh bien, l’autre point sur lequel le rapport est explicite concernant la philosophie permet d’attendre tout à fait le contraire. Concernant cette épreuve écrite de philosophie, les auteurs du rapport préconisent en effet ceci (et ce n’est pas au détour d’une phrase, c’est dans un paragraphe à part, en gras) :
Nous proposons que le poids de la philosophie dans le total du baccalauréat soit de 10 % pour tous les candidats.
Euh… sérieusement ? 10% ?? J’ai l’impression que cette info est un peu passée inaperçue mais elle est particulièrement surprenante !
Concrètement, ça veut dire qu’un 15 à l’écrit de philosophie pèserait 1,5 point dans la note finale du bac, ceci quel que soit le parcours de l’élève ; et je rappelle que parmi les élèves concernés par la réforme, plus du quart sont actuellement dans des séries technologique où le poids de la philo est très faible (autour de 3%).
10%, cela correspond à peu près au poids qu’a aujourd’hui la philosophie en série ES : la philosophie y a un coefficient 4 et est enseignée 4h par semaine, et tous les professeurs de philosophie vous diront qu’il n’en faut pas moins. (Je pense que cette comparaison avec les ES leur parlera particulièrement : quand on a une ES, on considère qu’on fait partie des matières plutôt importante pour le résultat au bac des élèves ; eh bien, imaginez qu’il en sera de même pour tous vos élèves, même vos élèves de série technologique.)
En somme par rapport à la situation actuelle, le poids qu’on donnera à la philosophie sera beaucoup plus important pour les élèves de série technologique (multiplié par 3 environ !), et un peu plus important aussi pour les élèves de série S. C’est seulement pour les parcours littéraires que le poids de la philosophie pourrait être moindre, sauf pour les élèves qui choisiront une Majeure avec de la philosophie (car, oui, il y en aura, on y vient !)
On peut noter aussi que ce poids de 10% est le même qui est proposée pour les épreuves anticipées de français (oral + écrit) : on donne carrément à la philosophie la même importance que le français, et ceci pour tous les élèves ! Mais là où les élèves ont toute une scolarité pour se familiariser avec le français comme matière, et beaucoup d’heures en 1e pour se préparer à ces épreuves particulières, les élèves ne découvriront la philosophie qu’en Terminale et devront se préparer en une seule année à cette épreuve universelle. Combien d’heures faut-il pour cela ? – Voilà ce que le rapport ne précise pas…
Venons-en donc à ces douloureuses questions de volume horaire. Notons tout d’abord que le rapport ne précise pour aucune discipline un volume horaire exact. Par contre, il est précisé qu’il y aura en Terminale un tronc commun de 6 disciplines, dont la philosophie, pour un volume horaire total de 12h. De là, certains semblent avoir inféré : ce sera 2h par discipline ! – Sauf que rien, à ma connaissance, ne l’indique. Par contre, il est précisé dans le paragraphe qui suit immédiatement cette mention des 12h :
« La place de la philosophie est particulière au vu de son double statut de discipline élémentaire – au sens d’une discipline dont le premier niveau d’enseignement est proposé en terminale – en terminale et de son statut d’épreuve universelle parmi les épreuves terminales du baccalauréat. »
Cela me paraît indiquer de façon assez claire que la philosophie devrait recevoir un volume horaire plus important que les autres matières. (Je note d’ailleurs que le rapport fait, deux paragraphes plus haut, une observation similaire concernant le français en 1e dont on peut croire, en effet, qu’il aura un volume horaire conséquent en vue de préparer les élèves aux épreuves anticipées, comme c’est déjà le cas aujourd’hui.)
Si vous vous demandez quelles disciplines du tronc commun pourraient être enseignées moins que 2h, on peut noter qu’une de ces disciplines est une nouveauté : « Culture et démarche scientifique ». J’ai du mal à croire que cela représentera plus d’une heure par semaine (Je parierais plutôt sur une heure toutes les deux semaines, comme l’EMC actuellement.)
Soit dit en passant, je trouve plutôt alléchante la description de cette nouvelle « chose ». (Je n’ai jamais cessé de répéter à mes élèves de série littéraire, qui se désintéressent de la science sous prétexte qu’ils suivent un parcours littéraire, que la culture scientifique pour un non-scientifique reste, aujourd’hui plus que jamais, importante !) J’imagine que l’enseignement pourrait en revenir, en partie, aux professeurs de philosophie : cela serait dans la continuité de beaucoup de choses que nous abordons en cours.
Bref, le raisonnement « 12h pour 6 disciplines, donc la philosophie n’aura que 2h » paraît tout à fait douteux. En outre, comment imaginer qu’une discipline dont on augmente le poids dans le bac au point qu’elle comptera pour 10% de la note finale, et qui n’est découverte et enseignée qu’en un an, pourrait n’être dotée que de 2h par semaine ? Comme mentionné plus haut, le poids des épreuves anticipées de français en 1e est le même que celui de l’épreuve de philosophie en Terminales ; pourquoi les professeurs de philosophie ne pourraient-ils pas légitimement demander que le nombre d’heures consacrées à la philosophie soit comparable au nombre d’heures consacrées au français en 1e ?
En somme, je ne vois pas comment ces deux propositions (10% du poids pour le bac / 2h par semaine) pourraient être tenues en même temps ; et puisque la première est explicitement formulée et mise en avant, tandis que la seconde n’est pas du tout exprimée, il me semble bizarre de donner davantage de crédit à cette dernière !
Mais combien d’heure alors ? Au moins 3h, ça me paraît difficile d’en douter. Et en vérité, même 4h ne me surprendrait pas tant que ça ; ce serait cohérent avec le coefficient promis à la philosophie. Plus vraisemblablement, j’imagine quelque chose entre 3 et 4h avec des arrangements intermédiaires, par exemple grâce aux heures de « Démarche et culture scientifique » en complément… Globalement, si l’on compte l’augmentation que ça représente pour les élèves des actuelles séries technologiques qui passeront de 2h hebdomadaires à un peu plus de 3h, le nombre d’heures obligatoires pour la philosophie ne devrait pas tant diminuer ; elles seront seulement mieux réparties entre tous les élèves : les séries techno en auront nettement plus, les S autant ou un peu plus, les ES moins, et les L (qui ne représentent aujourd’hui qu’une petite minorité) en auraient beaucoup moins (sauf ceux qui choisiront une Majeure contenant de la philo, bien sûr).
Et si le volume horaire de la philosophie de tronc commun était bien 4h, le nombre total d’heures obligatoires de philosophie augmenterait considérablement par rapport au nombre actuel total d’heures enseignées ! Et je ne parle que des heures obligatoires auxquelles devraient s’ajouter les heures enseignées en Majeure et Mineure.
Passons donc au deuxième sujet d’indignation : les élèves pourront choisir des Majeures constituées de plusieurs disciplines, et (ô Dieu tout-puissant !) la philosophie ne ferait partie d’aucune ! – Ok, c’est juste faux. Elle en fera bien partie. Mais effectivement le texte du rapport est un peu confus à ce sujet. En gros, le texte présente la liste des Majeures avec les matières de 1e, dont la philosophie ne fait pas partie ; mais il est bien précisé plus loin :
« Le statut particulier (…) de la philosophie (qui est proposée comme discipline élémentaire à partir de la terminale) doit conduire à envisager une évolution de ces Majeures entre la première et la terminale, notamment pour intégrer la philosophie à au moins deux Majeures. »
Donc, oui, il y aurait bien au moins deux Majeures incluant la philosophie en Terminales.
Il semble raisonnable de croire que l’une de ces deux Majeures incluant la philosophie sera « littérature / langues et civilisation de l’Antiquité », où la philosophie remplacera la littérature en Terminale (et ce sera la voie royale pour les prépas littéraires les plus distinguées…). Quant à l’autre Majeure, le rapport esquisse « une sixième Majeure qui associerait les SES ou l’histoire-géographie avec une discipline littéraire » ; cette matière littéraire pourrait-elle être la philosophie dans l’année de Terminale ? (Cela me semble préférable à l’inclusion de la philosophie dans la Majeure « littérature / enseignements artistiques et culturels »…)
Je déplore que la philosophie soit, pour l’instant, réduite aux parcours littéraires. Je suis le premier à défendre une conception non-littéraire de la philosophie, davantage scientifique. Quitte à avoir une approche modulaire, pourquoi ne pas oser aller jusque là ? D’ailleurs, le rapport préconise lui-même des Majeures plus « disruptives ». (Sans rire, ils l’ont écrit.) Eh bien, une Majeure qui associerait philosophie et sciences serait disruptive à souhait, n’est-ce pas ? Et pourquoi pas inclure la philo dans cette Majeure dès la 1e ?… Mais je rêve… (Malheureusement, il semble absolument exclu de commencer la philo avant la Terminale. C’est une chose bizarre et regrettable.)
Pour résumer, la place de la philosophie au lycée ne semble pas spécialement menacée par ce que préconise ce rapport ; en fait, si le but est d’obtenir un maximum d’heures obligatoires de philosophie en Terminales, ce rapport fournit plutôt lui-même un excellent argument à faire valoir : le poids de 10% de la philosophie sur la note finale du bac pour tous les élèves, c’est un poids sans précédent ! Et cela appelle un volume horaire sans précédent ! Si l’on veut que tous les élèves soient sérieusement préparés à une épreuve universelle ayant un tel poids, et symboliquement si importante, un nombre d’heures d’enseignement à la hauteur paraît indispensable, aussi indispensable que les heures de français en 1e !
Une dernière chose : si l’on donne un tel poids à la philosophie, il me paraît tout aussi indispensable de mettre de l’ordre dans les modalités d’évaluation et dans les contenus enseignés. On a beau s’en défendre parce que cela ne fait pas honneur à notre belle discipline, je crois qu’à peu près tous les enseignants de philosophie seront d’accord pour dire que… hum… c’est le bordel ! Je pense particulièrement à la notation des élèves de série technologique. On s’accommode plus ou moins de la situation aujourd’hui parce que le poids de notre coefficient dans ces séries est faible, mais songez que ce ne sera plus le cas. Imaginez corriger votre paquet de 120 copies de bac de séries technologique en sachant que chaque point que vous mettez ou refusez représente un dixième de point de la note finale de l’élève au bac. Personnellement, je ne me sentirais pas à l’aise. Nos attentes sont extrêmement vagues et indéterminées, nos critères de notation très, très flous pour ces séries… même si une très bonne copie sortira toujours du lot, bien sûr.
Bon, voilà ! Si j’ai dit des bêtises, corrigez-moi. Vous pouvez me jeter des tomates maintenant, ou les manger. C’est à voir.
(J’ajoute que je n’ai voulu parler que de la place de la philosophie qui ressort de ce rapport, et rectifier les informations étranges que je voyais abondamment partagées ; il reste plein de raisons de détester ou non cette réforme, bien sûr ; il n’est pas nécessaire d’en inventer de fausses !)