Je ne peux pas me tromper en disant « J’ai mal »

Je ne peux pas me tromper en disant « J’ai mal ». Et c’est bizarre, quand on y pense.

Quelques passages du Cahier Bleu et des Recherches philosophiques de Wittgenstein qui parlent de tout ça :

71r8mmb6QuL.jpg« Il y a deux cas différents d’utilisation du mot « je » (ou « mon »), et je pourrais les appeler « l’utilisation comme objet » et « l’utilisation comme sujet ». Voici des exemples de la première sorte d’utilisation : « Mon bras est cassé », « J’ai grandi de quinze centimètres », « J’ai une bosse sur le front » (…). Voici des exemples du second type : « Je vois ceci ou cela », « J’essaie de lever mon bras », « Je pense qu’il va pleuvoir », « J’ai mal aux dents ». On peut indiquer la différence entre ces deux catégories en disant : les cas de la première catégorie impliquent la reconnaissance d’une personne particulière, et dans ce cas il y a possibilité d’erreur (…). Il est possible par exemple, dans un accident, que je sente une douleur dans mon bras, que je voie un bras cassé à côté de moi, et que je pense que c’est le mien, alors qu’en réalité c’est celui de mon voisin.  Et, en regardant dans un miroir, il se pourrait que je confonde une bosse sur son front avec une bosse sur le mien. (…) Au contraire il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit lorsque je dis « J’ai mal aux dents ». Demander « Es-tu certain que c’est toi qui as mal ?  » serait absurde. (…) Il est tout aussi impossible qu’en énonçant « J’ai mal aux dents » je confonde une autre personne avec moi-même, qu’il est impossible de gémir de douleur par erreur, en ayant confondu quelqu’un d’autre avec soi. Dire « j’ai mal » n’est pas plus un énoncé sur une personne déterminée que gémir ne l’est. »

 

41s1L+quCcL._SX327_BO1,204,203,200_.jpg« 258 — Imaginons le cas suivant. Je veux tenir un journal sur le retour périodique d’une certaine sensation. À cette fin, je lui associe le signe “S” et chaque jour où j’éprouve cette sensation, j’écris ce signe sur un calendrier. — Je remarquerai d’abord qu’il n’est pas possible de formuler une définition de ce signe. — Mais je peux néanmoins m’en donner une à moi-même à la manière d’une définition ostensive ! — Comment cela ? Puis-je désigner la sensation ? — Pas au sens habituel. Mais je dis ou écris le signe “S”, et en même temps, je fixe mon attention sur la sensation. — Je la désigne donc, pour ainsi dire intérieurement. Mais à quoi bon ce cérémonial ? Car cela semble n’être qu’un cérémonial ! Une définition sert en effet à établir la signification d’un signe. — Justement, c’est ce que produit la fixation de l’attention ; grâce à elle, je grave dans ma mémoire la connexion entre le signe et la sensation. — Or « je la grave dans ma mémoire » peut seulement signifier : Ce processus a pour effet de me permettre de me souvenir correctement de cette connexion à l’avenir. Mais dans notre cas je ne dispose d’aucun critère de correction. Ici on aimerait dire : Est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire du “correct”.

259 — Les règles du langage privé sont-elles des impressions de règles ? — La balance sur laquelle on pèse les impressions n’est pas l’impression d’une balance. (…) 

261 — Quelle raison avons-nous d’appeler “S” le signe d’une sensation ? “Sensation” est en effet un mot de notre langage commun, et non un mot d’un langage que moi seul comprendrais. L’emploi de ce mot requiert donc une justification qui soit compréhensible par tous. — Et il ne servirait à rien de dire : Ce n’est pas nécessairement une sensation ; celui qui inscrit “S” éprouve quelque chose — et nous ne pouvons rien dire de plus. Mais “éprouver” et “quelque chose” appartiennent également au langage commun. — Aussi en vient-on, quand on philosophe, à ne plus vouloir proférer qu’un son inarticulé. (…)

Ludwig-Wittgenstein.jpg263 — « Je peux m’engager (intérieurement) à appeler CELA “douleur” à l’avenir. » —       « Mais es-tu bien certain de t’y être engagé ? Es-tu sûr que, pour t’y engager, il te suffisait de fixer ton attention sur ce que tu ressentais ? » — Étrange question. — (…)

272 — S’agissant d’expérience privée, l’essentiel n’est pas, à proprement parler, que chacun en possède son propre exemplaire, mais que nul ne sache si les autres possèdent aussi cela, ou autre chose. Il serait donc possible de supposer — bien que ce ne soit pas vérifiable — qu’une partie de l’humanité aurait une impression de rouge, tandis qu’une autre partie en aurait une autre.

273 — Mais qu’en est-il du mot “rouge” ? — Dirais-je qu’il désigne quelque chose à quoi    « nous sommes tous confrontés », et que chacun de nous devrait aussi avoir un mot pour désigner sa propre impression de rouge ? Ou bien en est-il ainsi : Le mot “rouge” désigne quelque chose connu de nous tous, mais aussi, pour chacun de nous, quelque chose qu’il est seul à connaître ? (…)

293 — Si je dis de moi-même que je sais seulement à partir de mon propre cas ce que signifie le mot “douleur”, — ne faut-il pas que je le dise aussi des autres ? Et comment puis-je donc généraliser ce seul cas avec tant de désinvolture ?

maxresdefault.jpgEh bien, tout le monde vient de me dire qu’il ne sait qu’à partir de son propre cas ce qu’est la douleur ! — Supposons que chacun possède une boîte contenant ce que nous appellerons un “scarabée”. Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres ; et chacun dirait qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que parce qu’il a regardé le sien. — En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse. — Mais qu’en serait-il si le mot “scarabée” avait néanmoins un usage chez ces gens-là ? — Cet usage ne consisterait pas à désigner une chose. La chose dans la boîte ne fait absolument pas partie du jeu de langage, pas même comme quelque chose : car la boîte pourrait aussi bien être vide. — Non, cette chose dans la boîte peut être entièrement “supprimée” ; quelle qu’elle soit, elle s’annule.

Cela veut dire : Si l’on construit la grammaire de l’expression de la sensation sur le modèle de l’“objet et sa désignation”, l’objet perd toute pertinence et n’est plus pris en considération. »

De quoi « Jack l’Éventreur » est-il le nom ?

Suite au vote des tipeurs, voilà un épisode consacré à la philosophie du langage : c’est un sujet de niche, je n’aurais pas cru que j’oserais y consacrer des épisodes un jour, j’espère que ça vous plaira !

Pour aller plus loin, je vous conseille d’aller voir le cours de François Récanati au Collège de France : le cours du 12 mars en particulier va probablement aborder des sujets similaires.

Voici le texte de Wittgenstein sur l’existence de Moïse :

Si quelqu’un dit : « Moïse n’a pas existé », cela peut signifier différentes choses. Notamment : Les Israélites n’avaient pas qu’un seul guide quand ils ont quitté l’Egypte. – Ou : Leur guide ne se nommait pas Moïse. – Ou : Personne n’a existé qui ait accompli tout ce que la Bible attribue à Moïse. – Ou : Etc., etc. – D’après Russell, nous pouvons dire : Le nom « Moïse » peut être défini au moyen de diverses descriptions. Par exemple, comme « l’homme qui conduisit les Israélites à travers le désert », comme « l’homme qui vécut à cette époque et en ce lieu, et qui reçut le nom de « Moïse » », « l’homme qui, enfant, fut sauvé des eaux du Nil par la fille de Pharaon », etc. Et selon qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, la proposition : « Moïse a existé » acquiert un sens différent, et il en va de même pour toutes les autres propositions portant sur Moïse. (…)

260px-Ludwig_Wittgenstein.jpgMais quand j’énonce quelque chose au sujet de Moïse, suis-je dans tous les cas prêt à substituer à « Moïse » l’une quelconque de ces descriptions ? Peut-être dirais-je que par « Moïse » j’entends l’homme qui a fait toutes les choses que la Bible attribue à Moïse, ou du moins bon nombre de ces choses. Mais combien ? Ai-je décidé combien de choses devaient se révéler fausses pour que je renonce à ma proposition et la considère comme fausse ? Le nom « Moïse » possède-t-il donc pour moi un emploi fixe et univoquement déterminé dans tous les cas possibles ? – N’est-il pas vrai que j’ai pour ainsi dire toute une série de béquilles en réserve, et que je suis prêt à m’appuyer sur l’une si l’on me retire l’autre, et vice versa ?

(…) J’emploie le nom [Moïse] sans signification fixe. (Mais cela n’est pas plus préjudiciable à son emploi que le serait le fait de se servir, non d’une table à trois pieds, mais d’une table à quatre pieds qui pourrait, de ce fait, être bancal.) 

Wittgenstein, Recherches philosophiques, 1953, §79

Un passage de Searle qui présente les grandes lignes de sa théorie du faisceau :

[Les noms propres] ont pour fonction principale de référer ou prétendre référer à des objets particuliers ; mais bien sûr d’autres expressions, à savoir les descriptions définies et les démonstratifs, réalisent aussi cette fonction. Quelle est donc la différence entre les noms propres et les autres expressions à référence singulière ? Contrairement aux démonstratifs, un nom propre réfère sans présupposer aucune mise en scène particulière ou aucune condition contextuelle entourant l’énonciation de l’expression. Contrairement aux descriptions définies, ils ne spécifient en général aucune caractéristique des objets auxquels ils réfèrent. « Scott » réfère au même objet que « l’auteur de Waverley« , mais « Scott » ne spécifie aucune de ses caractéristiques, tandis que « l’auteur de Waverley » réfère seulement en vertu du fait que cette expression spécifie une caractéristique.

(…) Puisque le nom propre en général ne spécifie aucune caractéristique auquel il réfère, comment donc nous présente-t-il cette référence ? Comment une connexion entre nom et objet s’établit-elle jamais ? A ceci, qui me semble être la question cruciale, je veux répondre en disant que, quoique normalement les noms propres n’assertent ni ne spécifient aucune caractéristique, leur usage référentiel présuppose néanmoins que l’objet auquel ils sont censés référer satisfait certaines caractéristiques. Mais lesquelles ? Supposez que l’on demande à ceux qui utilisent le nom « Aristote » de formuler ce qu’ils considèrent comme des faits essentiels et établis concernant Aristote. Leurs réponses seraient un ensemble d’énoncés descriptifs singularisant. De là, ce que je soutiens, c’est que la force descriptive de « C’est Aristote » revient à asserter qu’un nombre suffisant mais jusque là non spécifié de ces énoncés sont vrais de cet objet. (…) Utiliser un nom propre de façon référentielle c’est présupposer la vérité de certains énoncés descriptifs singularisant, mais ordinairement ce n’est pas asserter ces énoncés ni même indiquer lesquels exactement sont présupposés. Et c’est ici que réside la plus grande difficulté. La question de ce qui constitue le critère d’ »Aristote » est en général laissée ouverte ; en effet elle se pose rarement dans les faits, et lorsqu’elle se pose c’est nous, utilisateurs du nom, qui décidons de façon plus ou moins arbitraire ce que ces critères devraient être. Si, par exemple, l’on découvrait que la moitié des caractéristiques attribuées à Aristote appartenaient à un homme et l’autre moitié un autre, lequel des deux dirions-nous qu’était Aristote ? Aucun des deux ? La question n’est pas pour nous tranchée à l’avance.

Mais cette imprécision quant aux caractéristiques qui constituent les conditions nécessaires et suffisantes d’application du nom propre est-elle un pur accident, un produit de négligence linguistique ? (…) L’unique et immense avantage pragmatique des noms propres dans notre langage tient précisément au fait qu’ils nous permettent de référer publiquement à des objets sans être forcé de soulever et résoudre le problème de savoir exactement quelles caractéristiques descriptives constituent l’identité de l’objet. Ils fonctionnent non comme des descriptions, mais comme des crochets sur lesquels pendre des descriptions. Ainsi le caractère élastique des critères des noms propres est-il une condition nécessaire pour isoler la fonction référentielle de la fonction descriptive du langage.

(…)

Nous sommes maintenant en position d’expliquer comment il se fait que « Aristote » a une référence mais ne décrit pas, et pourtant l’énoncé « Aristote n’a jamais existé » ne revient pas à dire seulement que « Aristote » n’a jamais été utilisé pour référer à aucun objet. L’énoncé asserte qu’un nombre suffisant des présuppositions conventionnelles, énoncés descriptifs, associées aux usages référentiels de « Aristote » sont fausses. Savoir au juste quels énoncés sont faux, cela n’est pas encore clair, car les conditions précises qui constituent le critère d’application de « Aristote » n’est pas encore exposée par le langage.

Nous pouvons maintenant résoudre notre paradoxe : les noms propres ont-ils un sens ? Si par là nous demandons si les noms propres sont utilisé pour décrire ou spécifier des caractéristiques des objets, la réponse est « non ». Mais si par là nous demandons si les noms propres sont logiquement connectés avec des caractéristiques de l’objet auquel ils réfèrent, la réponse est « oui, d’une façon élastique ».

Searle, ‘‘Proper names’’, 1958, vol. 67, 266, p.166-173.

Définir « définir » | Grain de philo #26

Il faut définir les termes du débats si l’on veut s’entendre, mais s’entendra-t-on sur la définition de « définition » ? Comment savez-vous ce qu’est le « seum » si personne ne vous l’a jamais défini ? Et l’homme tourne-t-il autour de l’écureuil, oui ou merde ?

Cette planche d’Existential Comics résume à merveille la façon dont Socrate emberlificote ses interlocuteurs en leur demandant de définir les termes.

Quelques passages du Cahier Bleu de Wittgenstein m’ont fortement inspiré pour la dernière partie.

À la question : « Comment savez-vous que ceci ou cela est le cas ? », nous répondons parfois par des « critères » et parfois par des « symptômes ». Si la médecine appelle angine une inflammation dont la cause est un bacille particulier, (…) alors [la présence de ce bacille] nous donne le critère, ou ce que nous pourrons appeler le critère de définition de l’angine. J’appelle « symptôme » un phénomène dont l’expérience nous a appris qu’il coïncide, d’une manière ou d’une autre, avec le phénomène qui est notre critère de définition. Dire alors « Quelqu’un a une angine si on trouve qu’il est porteur du bacille » est une tautologie, ou une manière vague d’énoncer la définition de « angine ». Mais dire « Un homme a une angine à chaque fois qu’il a la gorge enflammée », c’est faire une hypothèse.

  Witt.jpgEn pratique, si on vous demandait quel phénomène est un critère de définition et quel phénomène est un symptôme, vous seriez dans la plupart des cas incapables de répondre à cette question, à moins de prendre arbitrairement une décision ad hoc. Peut-être est-il pratique de définir un mot en prenant un phénomène donné comme critère de définition, mais on pourra facilement nous convaincre de définir ce mot au moyen de ce que nous utilisions auparavant comme symptôme ; (…) et ce n’est pas forcément un manque de clarté déplorable. Car rappelez-vous qu’en général nous n’utilisons pas le langage en suivant des règles strictes – il ne nous a pas été enseigné au moyen de règles strictes. Nous, pourtant, dans nos discussions, comparons constamment le langage avec un calcul qui procède selon des règles exactes.


Il s’agit d’une manière très unilatérale de considérer le langage. En pratique nous utilisons très rarement le langage comme un calcul de ce genre. En effet, non seulement nous ne pensons pas aux règles d’usage – aux définitions, etc. – lorsque nous utilisons le langage, mais lorsqu’on nous demande d’exposer de telles règles, dans la plupart des cas nous sommes incapables de le faire. Nous sommes incapables de circonscrire clairement les concepts que nous utilisons ; non parce que nous ne connaissons pas leur vraie définition, mais parce qu’ils n’ont pas de vraie « définition ». Supposer qu’il y en a
nécessairement serait comme supposer que, à chaque fois que des enfants jouent avec un ballon, ils jouent en respectant des règles strictes.

On trouve dans les sciences et en mathématiques ce que nous avons à l’esprit quand nous parlons du langage comme d’un symbolisme utilisé dans un calcul exact. Notre utilisation ordinaire du langage ne respecte cette norme d’exactitude que dans de rares cas. »

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« Si par exemple nous étudions l’usage des mots ‘souhaiter’, ‘penser’, ‘comprendre’, ‘vouloir dire’, nous ne serons pas insatisfaits lorsque nous aurons décrit plusieurs cas de souhait, de pensée, etc. Si quelqu’un disait, “Ce n’est certainement pas là tout ce qu’on appelle ‘souhaiter’”, nous lui répondrions “C’est certain, mais tu peux construire des cas plus compliqués si tu en as envie”. Et après tout, il n’y a pas une seule classe définie de traits qui caractérisent tous les cas de souhait (du moins pas si l’on respecte l’utilisation commune du mot). D’un autre côté, si vous souhaitez par exemple, donner une définition du souhait, c’est-à-dire tracer une frontière nette, vous êtes alors libres de la tracer comme vous vous voulez, mais cette frontière ne coïncidera jamais entièrement avec l’usage effectif, puisque cet usage n’a pas de frontière nette. »

Bref. Lisez le Cahier Bleu, c’est bourré de trucs bien et c’est accessible !

Le gros livre de Wittgenstein | Dixit #1

Nouveau format : parler d’un texte en moins de 10 minutes. Et on commence par le jeune Wittgenstein…

conference-sur-l-ethique-9782070355181_0.jpg« Supposez que l’un d’entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance de tous les mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu’il connaisse également toutes les dispositions d’esprit de tous les êtres humains à quelque époque qu’ils aient vécu, et qu’il ait écrit tout ce qu’il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du monde.
Et le point où je veux en venir, c’est que ce livre ne contiendrait rien que nous appellerions un jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel jugement. Naturellement, il contiendrait (…) toutes les propositions scientifiques vraies, et en fait toutes les propositions vraies qui peuvent être formulées. Mais tous les faits décrits seraient en quelque sorte au même niveau, et de même toutes les propositions seraient au même niveau.
Il n’y a pas de proposition qui, en quelque sens absolu, soit sublime, importante ou triviale. (…) Par exemple, si nous lisons dans notre livre du monde la description d’un meurtre, avec tous ses détails physiques et psychologiques, la pure description de ces faits ne contiendra rien que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera exactement au même niveau que n’importe quel autre événement, par exemple la chute d’une pierre. Assurément, la lecture de cette description pourrait provoquer en nous la douleur, la colère ou toute autre émotion, ou nous pourrions lire quelle a été la douleur ou colère que ce meurtre a suscité chez les gens qui en ont eu connaissance, mais il y aura là seulement des faits, des faits — des faits mais non de l’éthique.
(…) L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. »

Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, 1929

Voici un PDF du Tractatus logico-philosophicus si vous voulez vous y risquer…

 

Extrait de la lettre à de Wittgenstein à Ludwig von Fricker sur le Tractatus :

Ludwig_Wittgenstein___par_Christiane_[...]Chauviré_Christiane_bpt6k4814374k.JPEG« Mon livre consiste en deux parties : celle ici présentée, plus ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette seconde partie qui est la partie importante. Mon livre trace pour ainsi dire de l’intérieur les limites de la sphère de l’éthique, et je suis convaincu que c’est la seule façon rigoureuse de tracer ces limites. En bref, je crois que là où tant d’autres aujourd’hui pérorent, je me suis arrangé pour tout mettre bien à sa place en me taisant là-dessus. »

citée par C. Chauviré, L. Wittgenstein, Paris, Seuil, p. 75

 

Les derniers mots de la conférence sur l’éthique :

« Tout ce à quoi je tends – et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d’écrire ou de parler sur l’éthique ou la religion – c’est d’affronter les bornes du langage. C’est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. (…) Mais [l’éthique] nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit humain, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision. »

 

Voilà !

La règle des règles | Grain de philo #14 (Ep.6)

Enfin, j’arrive au bout de cette série sur la démonstration et la connaissance !

Axiomes et règles d’inférence

Un petit mot sur la différence entre axiome (dont on a parlé dans l’épisode sur l’axiomatique) et règle d’inférence. Je n’ai pas assez insisté sur ce point alors qu’il est assez crucial pour bien comprendre le paradoxe de Lewis Carroll.

On peut construire un système déductif sans aucun axiome. Par exemple, la déduction naturelle pour la logique du premier ordre est un système déductif sans axiome (le calcul des séquents aussi, mais c’est un peu plus compliqué à expliquer donc je vais rester sur la déduction naturelle). Le système déductif consiste alors seulement en un ensemble de règles d’inférences. Les règles de la déduction naturelle permettent la construction d’arbres déductifs dont les racines et les noeuds sont des formules du langage, chaque étape de construction étant régi par l’une des règles du système, et certaines applications de ces règles permettant de décharger les formules racines. (Typiquement, si vous avez un arbre dont l’une des racines est « p » et qui aboutit à « q », vous pouvez poursuivre l’arbre en écrivant au noeud suivant « p q », ce qui décharge la racine « p ».) Lorsqu’un arbre de déduction est construit d’après ces règles, on peut regarder l’ensemble S des formules racines non-déchargées et la formule φ qui est à l’autre extrémité de l’arbre et dire que φ est déductible de S. Si l’ensemble S est vide, c’est-à-dire que toutes les formules de point de départ ont été déchargées, alors φ est un théorème du système. En somme, dans ce genre de système, les théorèmes sont les formules déductibles de l’ensemble vide.

Qu’est-ce donc qu’une axiomatique ? C’est un système déductif dans lequel on trouve non seulement des règles d’inférences (il en faut de toute façon), mais aussi un ensemble de formules du langage que l’on spécifie comme étant des axiomes et pour lesquels on décrète que : les théorèmes sont les formules déductibles des axiomes. Les formules déductibles de l’ensemble vide sont toujours des théorèmes, à plus forte raison, mais cela ajoute un grand nombre d’autres théorèmes, et cela permet de produire des systèmes déductifs très différents et souvent beaucoup plus intéressants.

Par exemple, avec les règles standard de la déduction naturelle appliquées à un langage du premier ordre avec identité, on obtient la logique standard du premier ordre avec identité : c’est une logique cohérente et complète, mais relativement peu expressive (c’est grâce à cela qu’elle est complète). Ajoutez-y les axiomes de ZFC (qui sont tous formulables dans ce langage du premier ordre) et vous avez… la théorie des ensembles ZFC, soit à peu près toutes les mathématiques. Même langage, mêmes règles d’inférences, juste quelques axiomes supplémentaires, mais cela fait une sacrée différence !

Il faut bien comprendre ceci dit que les axiomes de ZFC en eux-mêmes ne prouvent strictement rien ; ce ne sont que des formules d’un langage du premier ordre. Tout ce que l’on déduit de ces axiomes, on le déduit en utilisant les règles d’inférence de la logique du premier ordre. C’est pourquoi il faut des règles d’inférence en plus des axiomes ; il faut des règles d’inférence pour spécifier comment, à partir de tels et tels axiomes, tirer tel ou tel théorème.

En somme, on peut dire que ce que veut la Tortue dans le paradoxe de Lewis Carroll (dans sa version originale), c’est un système qui ne consisterait qu’en axiomes : « Spécifie tous les axiomes que je dois accepter pour être contrainte d’accepter la conclusion. » Or il n’y a pas d’axiomes à ajouter, seulement des règles d’inférence ; et lorsque Achille formule ce qui devrait être compris comme une règle d’inférence, la Tortue l’ajoute au carnet d’Achille comme si c’était un axiome ; et cet ensemble d’axiome ne suffit jamais pour arriver à la conclusion puisque ce qu’il faut, c’est une règle d’inférence : une règle qui nous dise comment tirer une conclusion à partir de ces axiomes.

Dans la version remaniée du paradoxe de Lewis Carroll que je présente dans cette vidéo, je permets à Achille de faire entendre à la Tortue cette distinction entre axiomes et règles d’inférence ; mais à ce moment, on tombe sur le paradoxe d’une hiérarchie infinie de méta-langages. Car si les règles d’inférences des axiomes du carnet de base s’expriment dans un méta-langage, pour comprendre les raisonnements que l’on fait dans le méta-langage il faut accepter qu’il y a des règles d’inférence pour ce méta-langage, lesquelles devraient être exprimées dans un méta-méta-langage… et ainsi putain de suite !

Voilà !

La Novlangue, dans 1984 de George Orwell — Grain de philo #4

La Novlangue, c’est doubleplusbon !

Pour lire 1984 en français : http://www.librairal.org/wiki/1984

 

Extraits du chapitre V, première partie

Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os.

(…)

Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez bon, par exemple. Si vous avez un mot comme bon quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme mauvais ? Inbon fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que bon, quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme excellent, splendide, et tout le reste ? Plusbon englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a doubleplusbon. (…) En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot.

(…)

1379527913-NewspeakNe voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. (…) Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. (…) Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?

 

Extrait de l’Appendice – Les principes du novlangue

Des noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à-dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.

Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.

On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots communisme international, par exemple, évoquaient une image composite : universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot Comintern suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément. »

(…)

newspeak-1984La fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence. (…)

D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.

Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot crimepensée, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. (…)

D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous-entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti.

(…)

Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).

En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :

« Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. »

Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. »

(…)

« On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon ». Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.

Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir.

 

Qu’est-ce que c’est bon, Orwell !