Esprit et matière — Grain de philo #2

 

Une série en cinq épisodes sur les rapports entre l’esprit et la matière. On commence avec Descartes et on finit avec Terminator.

 

1er épisode – Où Descartes te met un gros doute

 

Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement.

Descartes, Méditations métapysiques,  1ère méditation, 1641

 

 

2ème épisode – Descartes, la chose qui pense

 

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n’avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. »

Descartes, Méditations métapysiques,  2ème méditation, 1641

 

 

3ème épisode – Descartes et les mystères de la télékinésie

 

Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions [les notions de l’âme, du corps, et de leur union], en ce que l’âme ne se conçoit que par l’entendement pur ; le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps.

Descartes, Lettre à Elizabeth, 1643

 

 

4ème épisode – Malebranche et Leibniz : la télékinésie expliquée

 

Notez que Leibniz explique la sensation (effet du corps sur l’esprit) par un mécanisme similaire, mais je n’ai pas eu le temps de le développer dans la vidéo. Pour rester sur la métaphore manette-esprit / écran-corps, c’est un peu comme si la manette était programmée pour vibrer (donc envoyer une sensation au joueur) au moment où il se passera à l’écran quelque chose susceptible de produire cette sensation ; du coup, on aura l’illusion que c’est l’événement sur l’écran qui produit la sensation, de la même façon qu’on aura l’illusion que la manette produit les mouvements sur l’écran.

 

 

5ème épisode – Matérialisme et Terminator

 

Pour répondre à une objection : « Pour pouvoir émettre l’hypothèse qu’il soit possible ou impossible de créer un cerveau, il faut savoir comment il fonctionne, non ? »

Eh bien… dirait-on ceci : « pour dire qu’il est possible ou impossible de fabriquer une montre, on devrait déjà savoir comment une montre fonctionne » ?

En fait, non. Dès lors que je sais qu’une montre est un objet dont les aiguilles se déplacent non pas par magie mais en vertu d’un mécanisme qui est logé à l’intérieur, peu importe que je sache ou non comment fonctionne exactement ce mécanisme (pour ma part, je ne sais pas exactement), il est tout à fait rationnel de supposer qu’il est possible de fabriquer une autre montre fonctionnant de la même façon. Ce fonctionnement est le fruit d’un mécanisme strictement physique et il est forcément possible de reproduire un mécanisme physique semblable.

Le cas du cerveau est en fait assez similaire : dans cette vidéo, on part du principe que tout ce qui se passe dans le cerveau relève de phénomènes strictement physiques (il n’y a pas d’esprit magiquement logé dans la glande pinéale qui viendrait actionner les neurones – sinon on tombe dans le dualisme et tous les problèmes qui vont avec). Autrement dit, le cerveau est comme une grosse montre incroyablement complexe dont on ne voit que le mouvement des aiguilles mais dont on sait que ce mouvement est causé par un mécanisme purement physique. Et ce mécanisme physique, pourquoi ne serait-il pas reproductible ?

4 réflexions au sujet de « Esprit et matière — Grain de philo #2 »

  1. Certaines choses me dérangent, surtout vers la fin (puisque le début n’est rien d’autre qu’une présentation efficace de la pensée cartésienne). J’ai encore un peu de mal à formuler ça, mais je tâcherai de faire au mieux.

    Vous dites à un certain moment, à la suite de Descartes, que l’on n’est pas dans notre corps comme un pilote dans son véhicule : on sent, on fait corps avec les sensations, on ne le reçoit pas simplement comme information. Je n’ai rien à redire à cela, mais gardons cela comme posé, dans un coin de notre tête, sous le nom de (P1) − plus simple à évoquer.

    Dans le dernier épisode, vous dites que si l’on fait un programme qui respecte le fonctionnement Input-Output (ou Entrée-Sortie pour les francophones obsessionnels) du cerveau, alors on devra reconnaître que l’on a crée une conscience, attendu que la conscience est le fruit du cerveau (fonctionnalisme). En somme, vous dites : si l’on fait quelque chose qui agit comme une conscience, alors on a fait une conscience.
    Cependant, objection : reconnaîtriez-vous le caractère conscient d’une marionnette parce qu’elle parle, se déplace et réagit comme un humain ? Non, car sa capacité à agir et réagir provient d’une conscience, celle de celui qui tire les fils de cette marionnette. Considérez alors le codeur de l’algorithme comme un marionnettiste et vous verrez que cette simulation de conscience ne sera jamais qu’une simulation.
    (P1) corrobore justement cette idée, attendu qu’un algorithme traite les informations de ses capteurs de manière impersonnelle, sans « faire corps » avec. Il est un simple pilote dans un véhicule qu’il n’EST pas, qu’il ne sent pas, même s’il « sait » ce qui lui arrive.

    Je trouve d’ailleurs que ce raisonnement sur (P1) est assez éclairant sur la notion de conscience corporelle, puisqu’elle n’est pas « science » (au sens étymologique) − comme le montre d’ailleurs le phénomène de « vision aveugle », qui consiste à connaître les informations envoyées par la vision sans avoir la sensation de voir, suite à une atteinte corticale −, mais davantage à faire corps, à faire l’expérience de, à communier avec son corps.

    Voilà les éléments principaux que je tenais à exposer. Et à nouveau, je vous remercie pour vos vidéos, qui sont l’occasion de réfléchir sur de nombreuses choses.

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  2. Bonjour, j’ai découvert votre chaîne YT et le blog via la vidéo sur Science étonnante. D’abord bravo pour tout ce boulot, c’est à la fois intelligent et fun…
    Cela dit, si je vois bien l’intérêt discursif à monter en épingle le dualisme de Descartes pour mieux le réfuter, je trouve que dans votre vidéo, plus encore que celle avec David Louape, vous passez un peu vite sur Russel ou Spinoza qui offrent pourtant des théories plus intéressantes que Descartes pour penser le dogme dominant aujourd’hui qu’est le fonctionnalisme/matérialisme. C’est dommage ?

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  3. Ping : Réviser le bac philo en vidéo ! | Monsieur Phi

  4. Bonjour,

    très belle série de vidéos. Bravo !

    Il y a je crois un point clef à prendre aussi en compte dans la notion de fonctionnalisme. Le cerveau est certes une fonction, mais c’est une fonction qui se modifie elle-même. En somme, le cerveau a la capacité de se modifier, de plasticité. Du coup, échanger chacun de mes neurones par un composant électrique, d’accord, mais ce composant électrique doit être capable de se modifier lui-même (il faudra peut-être plus que quelques décennies pour faire ça) ! Par ailleurs, si je prends la copie de mon cerveau ‘électrique plastique’, et la donne à Terminator, celui-ci aura peut-être ma conscience comme point de départ, mais l’expérience de ses sens (il comprendra qu’il a sa tête, pas la mienne par exemple … ouf !), lui créera via la plasticité précisément, un nouveau cerveau, i.e. une nouvelle fonction, et donc sa propre conscience (et non une copie de ma conscience qui vivrait simplement autre chose).

    Pour résumer, j’imaginerai bien un fonctionnalisme où chaque conscience a sa fonction, et même, où une conscience donnée (la mienne par exemple) a une fonction qui ne cesse d’évoluer à chaque instant, ce qui complexifie sévèrement la notion de fonctionnalisme !

    Cordialement,
    Nicolas.

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