Le principe de Condorcet — Grain de philo #9

Dans une élection démocratique, la préférence de la majorité doit l’emporter. Et dans nos élections, ce n’est presque jamais le cas. Pour le comprendre, parlons un peu du principe de Condorcet !

Premier épisode – Une norme démocratique

Second épisode : Macron a-t-il été mal élu ?

Vous aurez compris que la légitimité du vainqueur de Condorcet me tient à cœur ; et pourtant, à la fin de la vidéo, je défends le jugement majoritaire qui n’est pas une méthode de Condorcet : rien ne garantit que le vainqueur de Condorcet emporte l’élection au jugement majoritaire (même si on peut croire que ce mode de scrutin est plutôt favorable au vainqueur de Condorcet quand il y en a un – en tout cas bien plus que nos scrutins classiques, évidemment). Pourquoi n’ai-je pas préféré une véritable méthode de Condorcet ?

Et quid du scrutin de Condorcet randomisé ??

Vainqueur de Condorcet réel vs. déclaré

On pourrait en fait distinguer deux façons de définir le vainqueur de Condorcet.

Imaginez que pour une élection, il y ait un certain nombre d’alternatives potentiellement candidates (par exemple, si ce sont des personnes qu’on élit à un poste, ce seraient l’ensemble des personnes éligibles et désireuses d’occuper ce poste) ; et d’autre part, il y a les préférences réelles que les électeurs seraient susceptibles d’avoir sur l’ensemble de ces alternatives potentiellement candidates. Si ces préférences déterminent un vainqueur de Condorcet, je vais l’appeler le vainqueur de Condorcet réel.

Maintenant, supposons qu’on organise une élection pour ce poste, selon un certain mode de scrutin ; du coup, certaines alternatives se déclareront candidates (mais peut-être pas toutes) et les électeurs exprimeront leurs préférences seulement sur ces alternatives déclarées ; en outre, les électeurs ne les exprimeront peut-être pas de façon sincères (c’est-à-dire de façon conforme à leurs préférences réelles). Maintenant, si les préférences exprimées par les électeurs sur ces alternatives déclarées désignent un vainqueur de Condorcet, je vais l’appeler le vainqueur de Condorcet déclaré.

Mais pourquoi le vainqueur de Condorcet déclaré ne serait-il pas aussi le vainqueur de Condorcet réel ? Eh bien, cela dépendra fortement du scrutin utilisé, et particulièrement de deux propriétés de celui-ci : (1) l’indépendance aux alternatives non pertinentes ; (2) la résistance au vote stratégique.

Indépendance aux alternatives non pertinentes

Certains scrutins comme nos scrutins uninominaux poussent chaque parti à ne présenter qu’un seul candidat : en effet, l’éparpillement des voix entre plusieurs candidats voisins dans l’espace politique leur seraient fatal à tous. On l’a vu dans la vidéo : pour avoir une chance de gagner, il faut faire le vide dans l’espace politique autour de soi. On dit d’un tel scrutin qu’il n’est pas indépendant aux alternatives non pertinentes (la définition exacte de cette propriété est bien plus complexe, mais ça vous en donne idée) ; et dans ce cas de figure il est possible qu’un candidat qui aurait été vainqueur de Condorcet réel n’aille pas même se déclarer candidat à l’élection pour ne pas compromettre les chances d’un autre candidat ; et donc à plus forte raison, ce vainqueur de Condorcet réel ne sera pas élu. (Par exemple, qui sait si Bayrou n’était pas encore une fois vainqueur de Condorcet de l’élection de 2017 ? Mais il ne s’est tout simplement pas présenté pour ne pas compromettre les chances de Macron.)

Dans une élection au scrutin uninominal à un tour, si deux partis sont si puissants qu’aucun autre candidat n’est incité à se présenter (comme c’est grosso modo le cas aux Etats-Unis), celui des deux candidats qui est préféré par une majorité sera de fait le vainqueur de Condorcet déclaré de l’élection ; mais est-ce un vainqueur de Condorcet réel ? On peut sérieusement en douter…

Résistance au vote stratégique

Un mode de scrutin peut aussi inciter les électeurs à ne pas déclarer leurs préférences réelles mais à voter stratégiquement, par exemple en reléguant au plus bas de leur préférence un candidat tenu pour favori, afin d’augmenter les chances d’un candidat rival qu’il leur préfère. Du coup, à nouveau, rien ne garantit que le vainqueur de Condorcet que désignent les préférences exprimées lors du vote (autrement dit, le vainqueur de Condorcet déclaré) soit le vainqueur de Condorcet correspondant aux préférences réelles des électeurs (autrement dit, le vainqueur de Condorcet réel).

Ainsi, même quand une élection aboutit à l’élection d’un vainqueur de Condorcet déclaré, si le scrutin n’est pas au moins indépendant aux alternatives non pertinentes et résistant au vote stratégique, il est probable que ce vainqueur de Condorcet déclaré ne soit pas un vainqueur de Condorcet réel.

Or, lorsque je défends la légitimité du vainqueur Condorcet, c’est évidemment plutôt du vainqueur de Condorcet réel.

Le jugement majoritaire

Les modes de scrutin qu’on appelle des méthodes de Condorcet garantissent seulement la victoire du vainqueur de Condorcet déclaré, s’il y en a un. Or les méthodes de Condorcet (ou plus exactement les méthode de Condorcet déterministes, cf. plus bas) ne peuvent pas être indépendant aux alternatives non pertinentes et ne sont pas résistantes au vote stratégique ; donc le candidat issu d’une méthode de Condorcet pourrait bien être mal élu tout simplement parce que ce n’est pas un vainqueur de Condorcet réel.

Le jugement majoritaire présente quant à lui ces deux propriétés intéressantes : il est indépendant aux alternatives non-pertinentes et semble bien résister au vote stratégique ; donc, si ce scrutin élit un vainqueur de Condorcet déclaré, on peut croire qu’il s’agira bien d’un vainqueur de Condorcet réel. En outre, il semble généralement désigner le vainqueur de Condorcet, quand il y en a un.

Par ailleurs, le jugement majoritaire présente d’autres avantages : le contenu du vote (les mentions) est intuitif, et les résultats sont plus riches (j’ai presque envie de dire plus beaux) que pour un scrutin classique ou un scrutin de pur classement.

Et dans les cas où un vainqueur de Condorcet, bien qu’existant, n’est pas élu, on peut croire que c’est pour une bonne raison : c’est au profit d’une alternative qui, en un sens, satisfait davantage les électeurs (même si cela respecte moins leurs préférences, et c’est un point très intéressant que je développerais peut-être dans un supplément sur le principe de majorité).

Un dernier mot nécessaire sur le scrutin de Condorcet randomisé

Un spectateur de Science4all me reprochera sûrement : « Mais pourquoi ne pas préférer à ce bricolage du jugement majoritaire la pureté logique du scrutin de Condorcet randomisé ? N’est-ce pas le scrutin idéal pour celui qui croit avant tout en la légitimité du principe de Condorcet ? Le scrutin de Condorcet randomisé est en outre indépendant aux alternatives non-pertinentes et résistant au vote stratégique ! Quand je vous dis qu’il est parfait ! »

Oui, il est parfait. (Et j’encourage tous ceux qui ne le connaissent pas à aller voir la vidéo qui le présente, c’est vraiment top !) D’ailleurs je compte bien recourir à ce scrutin lorsque les tipeurs voteront pour le contenu de mes vidéos. Mais l’un des résultats possibles du scrutin est l’élection d’une loterie (en fait, dès lors qu’il n’y a pas de vainqueur de Condorcet normal, l’alternative élue sera une loterie) ; et si ça peut paraître admissible de s’en remettre à une loterie lorsqu’il s’agit de choisir le sujet d’une vidéo, lorsqu’il s’agit d’une élection présidentielle, l’idée de départager des candidats par un pierre-feuille-ciseau paraîtrait juste inacceptable. Peut-être avons-nous tort, et j’entends bien l’argument qui consiste à dire que cette loterie ne serait pas n’importe laquelle : c’est le vainqueur de Condorcet des loteries. Mais… quand la décision présente une telle importance, s’en remettre au hasard nous paraît juste inacceptable. Le jugement majoritaire, pour des élections politiques, semble une option plus facilement défendable et compréhensible aux yeux de la plupart des gens.

Mais que tout cela ne nous empêche pas d’utiliser par ailleurs le scrutin de Condorcet randomisé autant que possible !

Quelques ressources pour ceux qui veulent en savoir davantage sur les modes de scrutin :

Science étonnante – Réformons l’élection présidentielle : https://youtu.be/ZoGH7d51bvc

Science4All – 3 théorèmes anti-démocratiques (et la lotocratie) : https://youtu.be/VNcj7-XUhoc
Le jugement majoritaire : https://youtu.be/_MAo8pUl0U4
Le scrutin de Condorcet randomisé : https://youtu.be/wKimU8jy2a8

Les statistiques expliquées à mon chat – Monsieur le président, avez-vous vraiment gagné cette élection ? https://youtu.be/vfTJ4vmIsO4

Micmaths – Quelques problèmes d’ordre : https://youtu.be/v8-2YdUqQqM

Excellent article synthétique qui renvoie à de nombreuses vidéos :
https://labmap.wordpress.com/2017/02/13/la-science-en-quete-du-graal-electoral/

Sur la question de la probabilité d’un paradoxe de Condorcet (en anglais) : https://youtu.be/EISE6oruBYY