La vérité | Grain de philo #21

Vous pouvez retrouver la version de la vidéo interdite aux – de 18 ans. Attention, il y a une vérité nue au début, c’est scandaleux !

Quelques textes sur la vérité-correspondance

Aristote formule à de multiples reprises l’intuition centrale du correspondantisme : la vérité réside dans l’accord de ce qui est dit avec ce qui est. Et il insiste en particulier sur la priorité de la réalité : même si la vérité de la proposition « X » est équivalente au fait que X, c’est bien parce qu’il y a ce fait que la proposition est vraie. Le fait rend vrai la proposition (ce n’est pas la vérité d’une proposition qui fait advenir un fait). Cette relation de rendre vrai occupera beaucoup les métaphysiciens contemporains…

18736657529_9b300df307_b.jpg« Dire de ce qui est qu’il n’est pas, et de ce qui n’est pas dire qu’il est, voilà le faux ; dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas dire qu’il n’est pas, voilà le vrai. »

« Celui-là par conséquent est dans le vrai, qui pense que ce qui réellement est séparé, est séparé, que ce qui réellement est réuni, est réuni. Mais celui-là est dans le faux, qui pense le contraire de ce que dans telle circonstance sont ou ne sont pas les choses. Par conséquent tout ce qu’on dit est ou vrai, ou faux, car il faut qu’on réfléchisse à ce qu’on dit. Ce n’est pas parce que nous pensons que tu es blanc, que tu es blanc en effet ; c’est parce que en effet tu es blanc, qu’en disant que tu l’es nous disons la vérité »

Aristote, Métaphysique, 1011b et 1051b

Ce passage de Spinoza est intéressant sur la question du porteur de vérité (à quoi doit-on attribuer le vrai et le faux ?) : d’abord aux récits, donc à quelque chose qui relève en effet du langage ; puis, de façon dérivée, aux idées ; et enfin de façon encore plus dérivée, aux choses concrètes comme l’or vrai ou faux.

AVT_Spinoza_2641.jpg« La première signification de vrai et de faux semble avoir son origine dans les récits ; et l’on a dit vrai un récit, quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était arrivé nulle part. Plus tard, les philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord d’une idée avec son objet ; ainsi, l’on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une chose autrement qu’elle n’est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l’esprit. Et de là on en est venu à désigner de la même façon, par métaphore, des choses inertes ; ainsi, quand nous disons de l’or vrai ou de l’or faux, comme si l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n’est pas en lui. »

Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663, trad. R. Caillois, Gallimard, La Pléiade, pp. 316-317

Il serait long de faire le tour de toutes les formulations de la vérité-correspondance dans l’histoire de la philosophie. L’une des plus importantes se trouve développée dans le Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein et dans la philosophie de l’atomisme logique de Russell, mais ces textes sont difficiles à présenter. Voici à la place un petit extrait d’un texte de Russell bien plus facile d’accès, les Problèmes de philosophie, dont je recommande la lecture (c’est une excellente introduction à la philosophie, même si c’est un peu daté), tiré du chapitre qu’il consacre à la vérité :

russell.jpg« Il faut noter que la vérité ou la fausseté d’une croyance dépend toujours de quelque chose d’extérieur à la croyance même. Si ma croyance est vraie quand je crois que Charles Ier est mort sur l’échafaud, ce n’est pas en vertu d’une qualité propre à ma croyance, qualité que je pourrais découvrir par simple examen de la croyance ; c’est à cause d’un événement historique d’il y a deux siècles et demi. Si je crois que Charles Ier est mort dans son lit, c’est là une croyance fausse : je peux bien y croire avec force, avoir pris des précautions avant de m’y tenir, tout cela ne l’empêche pas d’être fausse toujours pour la même raison, nullement en vertu d’une propriété qui lui soit propre. Bien que la vérité et la fausseté soient des propriétés des croyances, ce sont donc des propriétés qui dépendent de la relation entre la croyance et autre chose qu’elle, non pas d’une qualité interne à la croyance.

Ce dernier point nous conduit à adopter la conception – somme toute la plus courante dans l’histoire de la philosophie – selon laquelle la vérité consiste dans une certaine forme de correspondance entre la croyance et le fait. »

Russell, Problèmes de philosophie, 1912

Critique épistémologique et vérité-cohérence

Voici tout d’abord le satané texte de Kant, qui ne serait pas si horripilant si je ne le voyais pas convoqué dans la plupart des manuels de philosophie comme une autorité indiscutable appelant à dépasser la vérité-correspondance. C’est un contresens : ce passage n’est pas censé discréditer la notion de vérité-correspondance mais seulement montrer les difficultés épistémologiques qu’elle soulève, à juste titre.

ob_bc360b_220px-immanuel-kant-painted-portrait.jpg« La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance c’est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c’est si ma connaissance de l’objet s’accorde avec ma connaissance de l’objet. Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition. Et effectivement c’est cette faute que les sceptiques n’ont cessé de reprocher aux logiciens ; ils remarquaient qu’il en est de cette définition de la vérité comme d’un homme qui ferait une déposition au tribunal et invoquerait comme témoin quelqu’un que personne ne connaît, mais qui voudrait être cru en affirmant que celui qui l’invoque comme témoin est un honnête homme. Reproche absolument fondé, mais la solution du problème est totalement impossible pour tout le monde. »

Kant, Logique, 1800, introduction

On présente quelquefois (et surtout dans les manuels de philosophie…) la vérité-cohérence comme l’un des principaux concurrents de la vérité-correspondance. Or, c’est une théorie qui n’a presque aucun défenseur. Le bref extrait de Hilbert par lequel cette conception est souvent présentée n’a en fait pas lieu de s’appliquer à autre chose qu’à la notion de vérité pour les mathématiques ou la logique :

Hilbert.jpg« Si des axiomes arbitrairement posés ne se contredisent pas l’un l’autre ou bien avec une de ses conséquences, ils sont vrais et les choses ainsi définies existent. Voilà pour moi le critère de la vérité et de l’existence. »

David Hilbert, extrait d’une lettre à Frege, 1900

Il semblerait très étrange d’appliquer un critère similaire pour des propositions empiriques et Hilbert ne le suggère absolument pas.

Je me demande si l’idée que la vérité-cohérence soit un concurrent sérieux à la vérité-correspondance ne vient pas de Russell qui dans la suite immédiate du passage que j’ai cité précédemment la traite comme telle (pour la critiquer, bien sûr) :

« Il n’est cependant pas facile de concevoir une forme de correspondance qui soit à l’abri de toute objection. Beaucoup de philosophes — en partie pour cette raison, en partie sous le coup de l’impression que si la vérité consiste dans une correspondance entre la pensée et autre chose, la pensée est incapable de reconnaître qu’elle a atteint la vérité —, beaucoup de philosophes, donc, ont tenté de trouver une définition de la vérité qui ne consiste pas en une relation de la pensée à autre chose. La tentative la plus intéressante faite en ce sens est la théorie de la vérité cohérence. On affirme alors que la marque du faux, c’est de ne pas être en accord avec le corps de nos croyances, tandis que l’essence de la vérité réside dans le fait de trouver sa place dans le système parfaitement clos de la Vérité.

The_Pick_120112.jpgCette conception bute pourtant sur une, ou plutôt deux, difficultés majeures. La première est qu’il n’y a aucune raison de penser qu’un seul système cohérent de croyances est concevable. Peut-être un romancier doué de l’imagination nécessaire pourrait-il réinventer le passé du monde tant et si bien que ce passé, quoique entièrement fictif, s’ajusterait parfaitement à ce que nous savons. Dans un domaine plus scientifique, il arrive souvent que deux ou plusieurs hypothèses soient également capables de rendre compte de tous les faits connus sur une question ; et malgré l’effort des scientifiques pour découvrir un fait qui puisse disqualifier toutes les hypothèses sauf une, rien n’assure qu’ils puissent toujours y parvenir.

Il n’est pas rare, en philosophie aussi, que deux hypothèses rivales soient également capables de rendre compte de tous les faits. Il est ainsi possible que la vie ne soit qu’un songe, que le monde extérieur ait tout juste la réalité des événements du rêve ; mais bien que cette conception ne soit pas contradictoire avec les faits connus, il n’y a pas de raison de la préférer à celle du sens commun, pour qui les choses et les gens existent réellement. Bref, la définition de la vérité par la cohérence échoue devant l’absence de preuve qu’un seul système cohérent soit possible.

L’autre objection contre cette définition de la vérité est qu’elle présuppose qu’on a donné un sens au terme « cohérence », alors que ce terme renvoie à la vérité des lois logiques. Deux propositions sont cohérentes quand elles peuvent être vraies ensemble, incohérentes quand l’une au moins doit être fausse. Or pour savoir si deux propositions peuvent être vraies ensemble, nous devons connaître certaines vérités comme la loi de non-contradiction. Par exemple, les deux propositions « cet arbre est un hêtre », et « cet arbre n’est pas un hêtre », ne sont pas cohérentes, selon la loi de non-contradiction. Mais si la loi de non-contradiction elle-même était soumise à ce test de cohérence, nous trouverions, si nous choisissions de la répudier comme fausse, que plus rien ne peut être incohérent avec quoi que ce soit. Si bien que les lois logiques, parce qu’elles fournissent l’ossature ou le cadre à l’intérieur duquel prend sens le test de la cohérence, ne peuvent être elles-mêmes établies à travers ce test.

Pour ces deux raisons, on ne peut accepter l’idée que la cohérence constitue la signification de la vérité, même si souvent la cohérence est un critère très important de la vérité, une fois que tout un savoir a déjà été constitué.

Nous sommes donc renvoyés à l’idée de correspondance avec le fait comme définition de la nature de la vérité. »

Russell, Problème de philosophie, 1912

Il est malheureux que Russell ne précise pas qui sont les philosophes qu’il vise ; il pourrait s’agir de Bradley et plus généralement des hegeliens britanniques auxquels Russell s’opposait viscéralement et qui sont parmi les rares défenseurs d’une conception de la vérité-cohérence. Mais qui aujourd’hui se souvient de Bradley ?

Bref. Présenter la vérité-cohérence comme un concurrent sérieux me paraît tout à fait hors de propos aujourd’hui : c’est plutôt un épouvantail qu’une véritable théorie.

D’autres références

Pour en apprendre davantage sur les débats sur la conception de la vérité, l’article de Pascal Ludwig dans l’Encyclopédie philosophique est très bien fait et accessible. Vous y verrez que le principal concurrent de la vérité-correspondance aujourd’hui est l’approche minimaliste (ou déflationniste) ; mais par bien des aspects elle ressemble au correspondantisme (en particulier elle ne remet pas fondamentalement en cause le fait que la vérité ait à voir avec un rapport à la réalité).

Sinon, pour ceux qui veulent aller plus loin, les articles de la Stanford Encyclopédia of philosophy donnent, comme toujours, des exposés excellents et très complets : sur les différentes théories de la vérité, mais aussi en particulier sur la vérité-correspondance, sur la conception de Tarski de la vérité, sur l’approche minimaliste ou déflationniste, ou même sur la vérité-cohérence, et enfin pour ceux qui ne veulent pas choisir sur l’approche pluraliste de la vérité.

6 réflexions au sujet de « La vérité | Grain de philo #21 »

  1. Bonjour monsieur, je voulais déjà vous remercier pour cette vidéo et ses textes publiés.
    Mais j’aurai voulu savoir si vous faites une différence entre réalité et vérité ? Et si oui quelle est elle ?

    Merci beaucoup pour votre réponse!

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  2. Bonjour monsieur, je voulais déjà vous remercier pour cette vidéo et ses textes publiés.
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