Le fondationnalisme : quelle est la base de l’édifice des connaissances ? | Grain de philo #14 (Ep. 3)

Cet épisode fait suite à ceux publiés sur le thème « Démontrer, argumenter, connaître »

Pour ceux qui veulent aller plus loin, voici quelques extraits d’un chapitre des Problèmes de philosophie de Russell (1912) qui développent son fondationnalisme et sa justification de l’existence d’un monde extérieur.

 

Sur Descartes et la recherche des connaissances fondamentales

« Descartes, le fondateur de la philosophie moderne, a inventé une méthode qu’on peut encore utiliser avec profit – celle du doute méthodique. Il décida qu’il ne croirait rien qui ne se présente si clairement et si distinctement à son esprit qu’il n’ait aucune raison de le mettre en doute. Tout  ce qu’il pourrait mettre en doute, il le rejetterait jusqu’au moment où il trouverait une raison valable de cesser de douter. En appliquant cette méthode de raisonnement, il fut peu à peu convaincu que la seule existence dont il pouvait être absolument certain, c’était la sienne. Il imagina alors un malin génie qui, comme dans une perpétuelle fantasmagorie, présentait à ses sens des choses sans réalité ; l’existence de ce malin génie pouvait être improbable mais elle était tout de même possible ; en conséquence, il était permis d’entretenir un doute au sujet des choses que les sens perçoivent.

  91ELv8VmrkL.jpgEn revanche, il n’était pas possible de douter de sa propre existence, car s’il n’existait pas, aucun malin génie ne pouvait le leurrer. Pour douter, il est nécessaire qu’il existe ; s’il pouvait faire l’expérience de quoi que ce soit, c’est bien qu’il existait. Son expérience personnelle était donc pour lui une certitude absolue. « Je pense donc je suis », affirma Descartes (cogito, ergo sum), et sur la base de cette certitude, il se mit à l’œuvre pour reconstruire l’univers de la connaissance que son doute méthodique avait détruit. En inventant cette méthode du doute raisonné, et en déterminant que les choses les plus certaines sont d’ordre subjective, Descartes a rendu un grand service à la philosophie, à tel point que ses enseignements peuvent encore aujourd’hui guider les philosophes contemporains.

  Cependant, il faut être circonspect en utilisant la méthode cartésienne: « Je pense, donc je suis » ne se limite pas à affirmer ce qui est certain au sens strict, mais affirme davantage. Il peut nous paraître absolument certain que nous sommes aujourd’hui la même personne qu’hier, ce qui est vrai en un sens. Mais le Moi réel est aussi difficile d’accès que la table réelle, et ne paraît pas posséder ce degré absolu de certitude qui est le propre des expériences particulières. Lorsque je regarde ma table et que je la vois d’une couleur brune, ce qui est immédiatement certain, ce n’est pas: « Je vois une couleur brune », mais: « une couleur brune est vue ». Bien entendu, cette assertion suppose qu’il y a bien quelqu’un ou quelque chose qui voit la couleur brune, mais cela, à soi seul, n’implique pas l’existence plus ou moins permanente de l’être que nous désignons par « Je » . Du point de vue de la certitude immédiate, il se pourrait que l’être qui voit la couleur brune de la table fût tout à fait momentané et qu’il fût différent de celui qui, au moment d’après, éprouve une expérience différente.

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Ainsi, ce sont nos pensées et nos sensations particulières qui possèdent cette certitude primitive. Et il en est des rêves et des hallucinations comme des perceptions normales ; lorsque nous rêvons ou que nous voyons un fantôme, nous éprouvons véritablement ce que nous croyons éprouver, mais, pour diverses raisons, il est admis que dans ce cas aucun objet physique ne correspond à ces sensations. Ainsi nous n’avons pas à limiter le caractère de certitude attaché à la connaissance de nos propres expériences pour tenir compte de cas exceptionnels. Et donc nous tenons là, au bout du compte, un point de départ solide dans notre recherche de la connaissance.

Le problème est le suivant : une fois admis que nous sommes certains de nos propres sense-data, avons-nous une raison de les considérer comme des signes de l’existence de quelque chose d’autre, qui serait l’objet physique ? »

Sur la connaissance du monde extérieur

« Une raison importante qui nous pousse à exiger un objet physique en plus des sense-data est que nous voulons quelque chose comme le même objet pour différents individus. (…) J’ai acheté ma table au précédent locataire de la pièce que j’occupe ; je n’ai pu acheter ses sense-data, qui ont disparu avec son départ, mais je pouvais acheter, comme je l’ai fait en toute tranquillité, l’attente de sense-data plus ou moins semblables. C’est bien le fait que différents individus ont des sense-data semblables, de même qu’un individu à un endroit donné et à des moments différents, c’est bien ce fait qui nous fait supposer qu’en plus des sense-data, il y a un objet public et permanent qui est le fondement ou la cause des sense-data qui affectent divers individus à différents moments. »

 

« C’est donc uniquement dans nos expériences privées qu’il nous faut trouver, si c’est possible, des traits qui montrent ou tendent à montrer qu’il y a dans le monde autre chose que nous-mêmes et nos expériences privées.

   En un sens, il faut admettre que nous ne pouvons démontrer l’existence d’une telle chose. Aucune absurdité logique ne résulte de l’hypothèse que le monde se résume à moi-même, mes pensées, sentiments et sensations, et que le reste n’est qu’illusion. (…) Il n’y a pas d’impossibilité logique dans l’hypothèse que la vie tout entière n’est qu’un rêve dont nous créons nous-mêmes les objets et les évènements. Pourtant, bien qu’il n’y ait pas là d’impossibilité logique, nous n’avons pas la moindre raison de penser que cette hypothèse est vraie ; de plus, en tant qu’instrument destiné à rendre compte des faits de notre vie, elle est moins simple que l’hypothèse du sens commun selon laquelle il y a des objets réels, distincts de nous et dont l’action qu’ils ont sur nous est la cause de nos sensations.

   Il est aisé de voir le gain en simplicité de l’hypothèse des objets physiques. Si un chat est aperçu à un moment donné, en un endroit donné, puis à un autre moment en un autre endroit, nous en concluons naturellement que ce chat s’est transporté du premier endroit à l’autre en occupant une série de positions intermédiaires. Mais si le chat n’est qu’un ensemble de sense-data, il ne peut avoir occupé aucun des endroits où je ne l’ai pas vu ; ainsi, nous devons supposer qu’il n’existait pas au moment où nous ne le voyions pas, et qu’il a subitement pris corps à chaque endroit où nous l’avons vu. (…)

   Ainsi, un principe général de simplicité nous conduit à adopter la solution naturelle d’objets réels, distincts de nous et de nos sense-data, et dont l’existence ne dépend pas du fait que nous les percevions. »

« Sans doute l’argument en faveur de cette conclusion est moins contraignant que nous pourrions le désirer (…). Il est bien sûr possible que toutes nos croyances, ou certaines d’entre elles, soient erronées, et donc on ne doit les accepter qu’avec un léger élément d’incertitude. Mais nous ne pouvons avoir d’autre raison de rejeter une croyance que sous la considération d’une autre. (…)

[Ainsi], bien que la possibilité de l’erreur subsiste, sa probabilité est diminuée tant par la connexion des parties que par l’examen critique qui a précédé notre acquiescement. »

Voilà !

 

3 réflexions au sujet de « Le fondationnalisme : quelle est la base de l’édifice des connaissances ? | Grain de philo #14 (Ep. 3) »

  1. J’entreprends la lecture de ce livre de Russell mais je bute péniblement sur ce postulat de départ que le « monde réel » au sens de « collection d’objets physique et réels » existe et ne dépend pas de moi ni de personne d’ailleurs mais dont tout le monde s’accommode (car c’est plus pratique et confortable) mais dont personne ne perçoit de la même manière (sens data sont privés et propre à chacun). Cela frise le paradoxe et pire encore, c’est à partir de ce monde la (unique et réel) dont je présuppose l’existence que je vais bâtir la connaissance (troublant).

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