La machine à expérience de Robert Nozick – Argument frappant #7

 

 

En complément un peu plus littéraire, voici un très court conte de Voltaire que je trouve assez savoureux et qui traite, me semble-t-il, un sujet assez voisin. Cela date de 1759 et s’intitule Histoire d’un bon Bramin.

Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit, et très-savant ; de plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était très-bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher.

Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.

Le bramin me dit un jour : « Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi. Il me répondit : « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j’enseigne les autres, et j’ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation et de dégoût que la vie m’est insupportable ; je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai nulle idée de l’éternité ; je suis composé de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains. Non-seulement le principe de ma pensée m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est également caché : je ne sais pourquoi j’existe ; cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n’ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.

« C’est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels. Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance. Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres. Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j’éprouve. Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches je ne sais ni d’où je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. »

L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.

Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.

Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :« N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux, dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ? — Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. »

Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile.

Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis. « Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser ; car enfin de quoi s’agit-il ? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. » Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content. De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.

Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très-insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s’expliquer ? comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.

 

Il y a là de quoi parler beaucoup, en effet ! Mais ayant assez parlé dans la vidéo, je vais me taire…

 

6 réflexions au sujet de « La machine à expérience de Robert Nozick – Argument frappant #7 »

  1. Vous mettez sur un pied d’égalité le fait de refuser une fiction lorsque l’on est dans la réalité et le fait de refuser la réalité lorsque l’on est dans la fiction. Mais je ne suis pas d’accord là-dessus.
    Dans le second cas, vous l’avez dit vous-même, il s’agit d’un biais de résistance au changement. Mais malgré cette inclinaison forte en faveur du refus de la personnalité, l’idée de l’indignité de vivre dans une fiction demeure ( = le fait de se dire « P*tain ! J’ai vécu jusque là dans un rêve… Ne serait-ce pas lâche de continuer à vivre ainsi, de n’être pas conscient, d’être dans sa bulle ? »), en tous cas dans mon cas, tout comme elle motive le refus dans le premier cas.
    Il me semble que la morale dicte, quel que soit le contexte, que l’on revienne à la réalité, car il apparaît que *nous sommes faits pour l’altérité*, par pour rester seuls avec nos rêves fantasmés (comme écraser du papier bulle pendant l’éternité \o/) : dans la simulation de bonheur, nous perdrions l’altérité des personnes avec qui nous sommes en relation, leurs imperfections, leurs particularités qui ne tiennent pas compte de nous, car ces personnes seraient modelés simplement pour se conformer à notre bonheur personnel (en somme, l’empreinte du moi prendrait possession de l’autre, et le définirait totalement). Il n’y aurait plus ce décalage qui dérange, qui rend quelquefois malheureux, mais qui fait mûrir. Il n’y aurait plus d’autre, il n’y aurait que moi, et des projections de mes besoins de bonheur. Et cette perspective est terrifiante et moralement condamnable.

    Ainsi donc, comme je ne peux pas voter via le sondage (pas de compte Google :|), je le fais ici : dans les deux cas, je (re)viendrais à la dure réalité, quitte à m’en mordre les doigts.

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    • Erratum : j’ai écrit « cette inclinaison forte en faveur du refus de la personnalité » au lieu de « cette inclinaison forte en faveur du refus de la réalité »

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  2. Bonjour,
    Merci pour cet épisode et votre travail en général.

    Je me suis trouvé à réagir assez fortement à ce que j’ai entendu dans vos arguments. Déjà je souscris en large partie au commentaire précédent. Et il me semble que vous occultez un autre pan entier de la réflexion concernant le refus de la simulation : l’instinct de survie.
    En effet, les Féliciteurs ne disent rien quant à la perpétuation ou même la survie de l’espèce humaine. Cela implique que l’esprit humain est intrinsèquement suffisamment plus égoïste qu’altruiste pour privilégier sa seule, personnelle et limitée dans le temps expérience du bonheur à la possibilité pour le reste de l’humanité de continuer à évoluer. La fin de l’expérience implique selon moi bien plus que des considérations morales de l’ordre du courage d’affronter la réalité. Si l’humanité entière accepte de vivre dans une simulation, c’est un choix de civilisation considérable (et si on ajoute les possibles ouverts par la révélation de l’existence de civilisations extra-terrestres, donc de déplacement sur de très grandes distances, on réactive l’instinct d’exploration et toutes les questions morales que cela implique…). Confier nos interactions à d’autres, nos vies entières et la somme de nos vies, c’est ne plus être acteur de rien, ne plus être sujet, être objet, sortir du monde, la fin de la partie, la fin de l’influence, si insignifiante ait-elle été, de l’humanité sur l’Univers, de notre libre arbitre, de nos choix. Il y a une dimension « choix final » dans la proposition des Féliciteurs.

    Et c’est bien là que Matrix tranche la question morale. Cypher est le bad guy parce qu’il est égoïste : le Bien dans le film c’est la liberté de choix pour les humains, le droit individuel et collectif à disposer de soi-même. La soumission aux machines, c’est la collaboration, la dictature, l’esclavage, le statut d’objet, utilisé par d’autres et pour d’autres. C’est plutôt ça qui est « indigne », que la lâcheté de ne pas faire face, à mon sens.

    Du coup, je ne suis pas d’accord avec la remarque supplémentaire concernant Matrix. Certes Morpheus est manipulateur. D’ailleurs on constate dans les suites que pas mal de monde lui en veut, finalement. Et ses ses acolytes ressemblent pas mal à des adeptes, il y a une dimension de gourou dans le personnage, pas forcément exploitée de manière subtile au demeurant.
    Votre vision de la « façon honnête » me semble cependant bien partiale au regard de la situation de l’espèce humaine dans la « réalité ». Je serais personnellement plus enclin à faire le parallèle avec l’injonction à résister ou collaborer dans les territoires occupés ou aux esclaves, et j’ai l’impression que c’est ce qu’on voulu faire, là encore pas très subtilement, les réalisateurs. Et dans la Matrice, tout le monde n’a pas accès aux steaks saignants à volonté ! La Matrice, c’est le monde réel en 1999, c’est pas la panacée pour tout le monde. Encore une fois, Cypher c’est le collabo égoïste qui veut profiter sur le dos des autres.
    La manipulation me semble d’ailleurs encore plus grossière dans le cas de la pop-up au bout de quelques mois, la personne n’est pas du tout dans un contexte qui lui permet de réfléchir objectivement à la question, sans aucun recul sur la situation.

    Voilà, je trouvais ça un peu dommage de réduire la discussion sur un plan théorique aussi réduit. D’autant que l’existence d’une machine capable de simuler un bonheur parfait pour chaque esprit humain suppose que cet esprit et les interactions entre esprits soit parfaitement modélisables, et j’ai du mal avec l’idée. Je veux dire, si l’Univers est infini, le panel potentiel d’expérience de chaque esprit humain l’est aussi, donc de proche en proche j’ai tendance à me dire que seul l’Univers peut contenir l’Univers, donc que si la machine à bonheur parfait est une construction à l’intérieur de l’Univers elle sera forcément imparfaite.

    Bon c’est déjà très long, donc merci encore et bonne continuation.

    PS : je vote pour plus d’épisodes en plusieurs parties, je trouve que plus on creuse, plus on est pertinent 😉

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  3. Bonsoir.
    Voltaire a fait encore une fois preuve de perspicacité. On peut aussi penser à la fable de La Fontaine, Le loup et le chien (ou le contraire… j’ai oublié) : choix entre confort/chaîne au cou et précarité/liberté. Ça me rappelle une phrase d’Henry Fauconnier, dans “Malaisie“ : « Les événements donnent à la vie sa forme, mais notre personnalité lui donne sa couleur ». C’est peut-être cette conviction, qui implique un libre arbitre quelconque, qui fait préférer le refus du bonheur parfait, mais totalement construit par autrui, au profit d’une existence imparfaite, éventuellement douloureuse, voire atroce, mais où homo sapiens nie son insignifiance, revendique un droit de regard, une influence sur le cours de cette existence. Par contre, pour celui qui croit que son être est déterminé, ça ne pose aucun problème d’accepter la proposition des Féliciteurs, puisque le “destin“ incertain, non connu à l’avance, se transforme en certitude de bonheur. Donc, déterminé pour déterminé, autant profiter d’une telle offre.
    Je pronostique une majorité de refus dans le sondage, parce que, du moins pour les occidentaux, éradiquer le hasard provoque l’évaporation du libre arbitre, auquel ils sont très attachés. Même ceux qui acceptent la proposition font preuve, une dernière fois, de décision, ce qui peut leur faciliter ce choix. Nous héritons de millénaires de méritocratie, de culpabilité, d’admiration pour l’effort. Bachelard, qui dit : « Le plaisir est naturel et facile, il faut apprendre le bonheur“ résume parfaitement ce que je veux dire. Si le bonheur n’est pas une récompense, donc un fait exceptionnel, rare, mais juste un état permanent, il semble perdre son attrait. Effet de la domestication ? C’est une autre question, on pourrait aussi en parler beaucoup.

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  4. Oh fatche… on dirait qu’il y a du level dans les réactions.
    Perso je vote pour un nouvel épisode sous forme de droit de réponse. Mais bien sûr avec cette superbe dont vous êtes capable.
    Par contre ça impose d’attendre un peu de nouveaux grains à moudre.

    Allez, allez on se dépêche de faire tourner le petit pois pour se lancer dans la confrontation philosophique. Si vous attendez que les figuiers fassent de l’ombre je serais parti à la sieste.

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