… et tout ce qui n’est pas vers, est prose.
Aujourd’hui, donc, j’écris. Pourquoi prendre la plume,
me direz-vous ? Notez que, contre la coutume,
c’est un bic que j’ai pris. Autre époque. Bien loin
le temps où les galants ciselaient avec soin
des vers à déposer au pied de leur maîtresse.
Cela ne se fait plus. Et tant mieux : ma paresse
Répugne à cette escrime… Aussi j’écris au bic
noir, en prose, efficace à défaut d’être chic.
C’est très bien comme ça. Pas de rime exigeante,
pas de mètre. Je cours comme cela me chante
sur le papier, d’un bord à l’autre, d’un seul jet.
– Mais au fait, où voulais-je en venir ?
Le sujet
de cet impromptu tient en un seul mot que j’ose
à peine écrire. Un seul. Poésie. Est-il chose
plus indéfinissable ? Eh bien, donc, parlons-en.
Expliquons ce que c’est.
J’entends dès à présent
mon lecteur s’écrier : « Ah non ! La poésie
ça ne s’explique pas, et c’est une hérésie
que d’expliquer ce qui ne saurait l’être. Non,
ce n’est pas seulement affaire de canon,
versification, règles d’académie.
Le secret du poète est dans cette alchimie
des mots qu’aucun calcul ne saurait répliquer.
Qu’importe le principe auquel il peut manquer,
si le poème est beau cela ne saurait faire
une ride à sa grâce. Est-ce que l’on préfère
un sonnet impeccable et sans âme ? Non pas !
Apprend-on à construire une strophe au compas,
un quatrain à l’équerre ? Horloge monotone,
suffit-il de frapper douze coups pour que sonne
l’alexandrin ? Non, non ! Quand le poète fait
l’ourlet au vers trop long, sera-t-on satisfait
qu’il ne trébuche pas ? Trois fois non ! Un poème,
c’est bien plus que des mots en règle ! »
Le problème
reste entier. Mais tâchons de le prendre à revers.
Examinons d’abord ceci : qu’est-ce qu’un vers ?
Réponse œcuménique : un vers, c’est une ligne
de poète. Ainsi, quand de sa plume de cygne
le poète revient à la marge, eh bien c’est…
un vers.
Jadis, d’affreux tyrans cadenassaient
cette ligne. On louait la strophe monocorde
dont jamais un seul mot, un seul son, ne déborde ;
car le parfait joyau naît du parfait écrin ;
le poète marchait au pas alexandrin,
faisait toute allégeance à la reine métrique,
et ne se lamentait jamais sans rhétorique.
Le vers était dressé, sage et bien élevé.
C’est plus tard que le vers s’est beaucoup dépravé.
Il gueule à pleine voix, jure, fume, boit, triche,
se déguise, détrousse et fuit la rime riche,
refuse de danser en rythme le cancan
prosodique, exagère, arrache son carcan
de vertu, se met nu, s’enivre, vagabonde,
brame et beugle ! En un mot : le vers se dévergonde.
Il a fallu du temps pour que pareils exploits
soient accomplis. Il a fallu braver les lois
du roide classicisme, et ce n’était encore
qu’un début, une ébauche, une timide aurore
peinant à faire naître un jour plus radieux.
Le poème restait soumis à d’odieux
attelages de règle ; après le romantisme,
venant le symbolisme, et le surréalisme,
d’isme en isme, le vers nouveau devenait vers
ancien, toujours pressé de sortir de ses fers.
Après le bonnet rouge au vieux dictionnaire,
rien n’était jamais trop révolutionnaire !
De l’audace, toujours de l’audace ! – Hiatus
opprimés, E caducs, prenez les armes ! Sus
à vos mètres tyrans !
La césure abolie,
l’hémistiche boiteux se traîne dans la lie.
Plus de rimes et plus de privilèges ! Rien
ne distingue le vers noble et le vers vaurien.
Tous égaux, sans devoirs, sans contrainte et sans forme,
tous les vers triomphant enfin de toute norme ;
ils peuvent dire tout, de toutes les façons,
avec tous les mots, sur tous les tons. Tous les sons,
tous les cris, tous les bruits jusqu’au moins esthétique,
tous les bredouillis, tout est enfin poétique !
– La poésie étant ce je ne sais trop quoi
mystérieux, devant lequel on reste coi…
Et nous en sommes là, donc. Qu’est-ce qu’un poème
après tout ? Je crois bien que sur un pareil thème
on ne peut que broder sans jamais trancher net.
Cessons la broderie et taisons-nous.
Au fait,
certains peut-être auront levé l’oreille : il semble
que bien des mots se font un peu rimer ensemble.
Sous la couture en prose, on discerne un accroc.
Qu’est-ce donc que cela veut dire ?
« Avoue, escroc !
Faux-monnayeur de strophe ! »
Ah ça mais ! on m’accuse ?
C’est une erreur affreuse ! Ô lecteur, je m’excuse
si quelques mots, jetés sur le papier sans art,
forment parfois un vers… Ce n’est qu’un pur hasard !
Eh comment, un poème ? Oh non… Qu’on me pardonne
cette tentation.
Mais le procureur tonne
de sa terrible voix : « Versification !
De plus commise avec préméditation.
Ah ! il les cacha bien, ses brouillons, ses ratures,
et feignant la candeur des libres écritures,
ce petit rimailleur sans scrupule aura fait
de son discours un flot d’alexandrins parfait ! »
Soit. Je le reconnais. Je confesse mes crimes.
J’écris en vers, je suis contrebandier de rimes.
Pour me complaire aux lois strictes du vers français,
par grands enjambements et rejets, je passais
en fraude l’hémistiche. Et, faussaire fidèle
à sa règle, aucun mot ne s’est écarté d’elle.
Mais allons ! C’est assez de mes contrefaçons
de prose. Concluons !
Tirez-en les leçons
qu’il vous plaît. Qu’est-ce donc qu’un poème ? Qu’importe ?
J’aime tout simplement écrire de la sorte
et voudrais voir mon siècle un peu moins oublieux
de cet art de parler dans la langue des dieux.
__________________________________________
J’ajoute, en bas de page et petit caractère :
s’il est quelque lecteur sceptique ou réfractaire,
qui n’eût cru (tel Monsieur Jourdain, mais à l’envers)
qu’en lisant de la prose on pût lire des vers ;
s’il est quelque lecteur, dis-je, qui s’émerveille
que les alexandrins lui passaient sous l’oreille
sans qu’il n’entendît rien ; je l’invite instamment
à reprendre mon texte à son commencement,
à marquer chaque vers avec chaque césure,
pour constater qu’aucun ne manque à la mesure.
Propre
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Merci pour ce très beau poème, et pour tout ce que tu arrives à nous transmettre à travers tes vidéos ! 🙂
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Voilà pour débuter cette nouvelle année
une belle fantiasie, qui nous faltte l’oreille.
Tenons-nous le pour dit : demain n’est pas la veille
où cet art de parler se fera oublier !
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Cher Monsieur Phi je vous remercie pour ces vers
Et en profite pour vous adresser mes voeux
Pour cette nouvelle année à vous et à tous ceux
Passionnés de vérité et de monstres verts
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Ah, j’adore le petit passage sur l’impossibilité à défini la poésie. Je vais l’apprendre par cœur tiens
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Bravo !
Je m’en couche heureux. L’oreille bercée.
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Ping : [Poème] Monsieur Phi et la poésie – SentiLand
Joliment gratté
et sacrément envoyé !
> je diffuse…
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Un petit article éloge à ce beau travail 🙂
https://mathildebetou.wordpress.com/2018/01/07/poeme-monsieur-phi-et-la-poesie/
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Merci beaucoup 🙂
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Ping : Réviser le bac philo en vidéo ! | Monsieur Phi
Bonjour Monsieur Phi,
Après relecture, il apparaît qu’une rime manque à la règle : c’est / cadenassaient.
Quoique je vous ai déjà complimenté ailleurs pour la qualité rhétorique de l’ensemble et votre parfaite maîtrise de la versification, j’ai une petite critique à formuler, mais qui n’est pas des moindres lorsqu’ils s’agit de causer art poétique : la musique fait défaut à nombre de vers, qui discourent juste, mais chantent plus ou moins faux ; l’esprit est flatté, mais l’oreille en reste ; Raison à l’honneur, mais Orphée négligé.
De plus, il y a de mon point de vue trop de vers de « remplissage », formés en partie de chevilles dommageables, qui éloignent de la poésie. Si je suis conscient de la relativité de cette remarque, puisque l’exercice consiste justement à faire passer des vers pour de la prose, il me semble que certaines formules, aussi inélégantes en prose qu’en vers, n’ont justement été conservées que pour rembourrer des phrases qui n’auraient pu devenir vers si le prosateur avait soigné le style — ce qui est peu paradoxal.
Entendez bien que j’émets ces réserves, d’une part, sans que celles-ci n’aient vocation à invalider l’ensemble ou à dénigrer un travail globalement louable et très méritant ; d’autre part, parce que vous êtes un versificateur assez aguerri, doté d’une culture poétique assez conséquente, pour qu’il soit permis d’envisager une discussion véritablement pointue sur le sujet.
Je vous adresse à nouveau mes plus sincères compliments (je ne voudrais pas que vous voyez comme un troll aigri), et je réitère mon souhait de lire d’autres vers de vous.
Très cordialement.
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Correction : « Quoique je vous aiE… »
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Belle idée d’échanger le B de Bach par celui de Brubeck, j’en suis jaloux !
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